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"MON PÈRE,

"Fais moins attention à ma façon de parler qu'aux sentiments "de mon cœur: jamais nation ne fut capable de me dompter, ni "digne de me commander. Tu es seul dans le monde qui puisse "règner sur moi, et je préfère à tous les avantages que l'Anglais "peut m'offrir pour me faire vivre avec lui, la gloire de mourir à "ton service.

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"Tu es grand dans ton nom, je le sais; Onnontio (le Général) 1 qui me porte ta parole, et la Robe noire (le Missionnaire) qui "m'annonce celle du grand esprit, Kichemanitou, m'ont dit que tu "étais le chef fils ainé de l'épouse de Jésus qui est le grand Maître "de la vie, que tu commandes un monde de guerriers; que ta "nation est innombrable; que tu es plus maître et plus absolu que les autres chefs qui commandent des hommes et gouvernent "le reste de la terre.

"Maintenant que le bruit de ta marche frappe mes deux oreilles ; CL que j'apprends de ton ennemi même que tu n'as qu'à paraître, et "les forts tombent en poussière et ton ennemi à la renverse; que "la paix de la nuit et les plaisirs du jour cèdent à la gloire qui "t'emporte; que l'œil pourrait à peine te suivre dans tes courses "et au travers de tes victoires; je dis que tu es grand dans ton "nom et plus grand par le cœur qui t'anime, que ta vertu guer"rière surpasse même la mienne : les nations me connaissent, "ma mère m'a conçu dans le feu d'un combat, m'a mis au jour "avec le casse-tête à la main, et ne m'a nourri qu'avec du sang "ennemi.

"Eh! mon Père, quelle joie pour moi, si je pouvais à ta suite "soulager un peu ton bras, et considérer moi-même le feu que la "guerre allume dans tes yeux.

"Mais il faut que mon sang répandu pour ta gloire sous ce "soleil te réponde de ma fidélité, et la mort de l'Anglais de ma "bravoure. J'ai la hache de guerre à la main et l'œil fixé sur "Onnontio qui me gouverne ici en ton nom. J'attends sur un pied "seulement et la main levée, le signal qu'il me doit me donner "pour frapper ton ennemi et le mien. Tel est, mon Père, ton guerrier du Lac des Deux-Montagnes."

1 Ils appellent le Roi Ononti-io-ga.

2 Ils appellent Marchimanitou le mauvais esprit ou le diable.

3 Ce discours plein d'une måle énergie et pittoresquement imagé peut donner une idée du ton particulier d'éloquence, que les orateurs sauvages adoptaient dans leurs discours, dont plusieurs feraient honneur à des esprits bien cultivés.

L'abbé Picquet, avec sa sagacité ordinaire, fut l'un des premiers à prévoir les hostilités qui menaçaient d'éclater entre la France et l'Angleterre. Mais il n'attendit pas l'heure de la lutte pour s'y préparer. Il appela à son fort du Lac des Deux-Montagnes tous les français éparpillés dans les alentours, afin d'être à l'abri d'un coup de main et d'envoyer ses Sauvages à la lisière du pays, pour épier les mouvements de l'ennemi. Il apprit par leur intermédiaire que les Anglais fesaient des préparatifs à Saratoga pour aller s'établir en haut du Lac St. Sacrement. Le général français en étant informé, arma un corps de français, commandé par le brave Marin, et accompagné par l'abbé Picquet, alliant toujours le service de son Dieu à celui de son roi.

Ce détachement causa un dégat considérable à l'ennemi. Il brûla le fort de Lydius,' plusieurs moulins à scier, une quantité considérable de bois, beaucoup de vivres, et fit cent quarante cinq prisonniers, sans avoir perdu un seul homme. Cette expédition seule empêcha l'ennemi de ne faire aucune tentative hostile de ce côté durant la guerre.

La perte de Louisbourg, ce boulevard des Français en Amérique, suivie de la prise de toute l'Ile Royale ou Cap Breton, jeta successivement le pays dans les plus grandes alarmes. On avait beaucoup à craindre des mouvements de la flotte anglaise et on appréhendait également l'assistance que les cinq cantons et autres tribus pouvaient donner à l'ennemi. L'abbé Picquet se chargea de s'opposer aux démarches hostiles de ces indigènes. Il attira les Iroquois au Lac des Deux-Montagnes, les conduisit lui-même à Québec, au nombre de soixante chefs avec leur suite: il leur prêcha l'évangile et les fit engager à nous donner main forte contre les Anglais. Cet événement fit disparaître la stupeur qui semblait s'être emparée de tout le monde.

L'abbe Picquet informa bientôt après M. de la Galissonnière que ses éclaireurs lui avaient appris la prochaine invasion d'un gros détachement anglais escorté de quelques sauvages. Des troupes furent armées, les assaillants surpris et presque tous capturés; ils furent amenés à Québec enchainés, d'autres furent tués ou noyés au pied des Cascades et quelques-uns qui s'échappèrent périrent dans la forêt. La destruction de ce détachement fit que les envahisseurs ne s'avisèrent plus de se montrer près du Lac des DeuxMontagnes.

1 Ce fort portait le nom d'un commerçant qui s'était établi à cet endroit et s'y était enrichi par son commerce de castor et de pelleteries avec les Sauvages et les Canadiens.

Pendant la guerre de 1744 à 1748, l'abbé Picquet, dit Lalande, "contribua deux fois à la conservation de la colonie; mais il ne passa pas quatre nuits de suite dans un lit, il veillait sans cesse; on le voyait coucher dans les bois et sur la neige, marcher à pied, en hiver, des journées entières, souvent dans l'eau, passer le premier les rivières, au milieu des glaçons pour donner le bon exemple à ses guerriers, exposant sa vie comme un militaire, tandis que ses connaissances lui faisaient trouver des expédients dans les occasions qui paraissaient les plus désespérées." 1

II.

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Le funeste traité que la France signa avec l'Angleterre à Aix-laChapelle, en 1748, donna une paix factice aux deux nations qui, toutes haletantes, ne semblaient respirer un peu que pour s'entregorger ensuite avec plus d'acharnement et assouvir des haînes qui grandissaient avec le temps.

L'abbé Picquet profita de la fin apparente des hostilités pour frapper un grand coup en allant s'établir près des cantons Iroquois. Il comptait réussir dans une œuvre impossible apparemment, en essayant d'humaniser et convertir ces perfides sauvages, puis de les rallier au drapeau français qu'ils avaient toujours combattu. C'était un plan hardi et digne d'une nature intrépide et du zèle brûlant de l'apôtre. Il ne négligea rien pour le réaliser.

Durant la dernière expédition, commandée par Marin, il avait vu tout l'inconvénient de l'état de choses. Pour y remédier, il résolut d'aller choisir un poste assez bien situé pour pouvoir intercepter les mouvements des Anglais et des sauvages, qui suivaient une route bien connue pour exercer leurs ravages dans l'intérieur du pays. M. de la Galissonnière, gouverneur de la Nouvelle-France, approuva pleinement son projet. Quelques intéressés s'y opposèrent fortement, mais les autorités ecclésiastiques donnèrent leur adhésion à cette idée à la fois religieuse et politique. Le gouverneur écrivit à ce sujet au ministre de la marine, M. Rouillé, qui comprit parfaitement l'importance de l'entreprise. En donnant ses instructions à M. de la Jonquière, successeur de M. de la Galissonnière, il s'exprimait ainsi, le 4 mai 1749: "Un grand nombre d'Iroquois ayant déclaré qu'ils désiraient embrasser le christianisme, on a proposé d'établir une mission près du fort Frontenac, afin d'y attirer le plus grand nombre de ces sauvages. On a confié cette négociation

1 Lettres Edifiantes et Curieuses. Pages 11 et 12.

à l'abbé Picquet, un missionnaire zélé, qui semble être bien vu de ces nations. Il devait se rendre l'année dernière en ces lieux afin de choisir une place couvenable pour l'établissement et pour s'assurer aussi fidèlement que possible si on peut avoir confiance dans les bonnes dispositions de ces sauvages. Dans une lettre du cinq octobre dernier, M. de la Galissonnière disait que tout en ne se fiant pas entièrement aux sentiments que ces sauvages manifestaient, il importait toutefois de ne négliger aucune mesure qui réussirait à les diviser; c'est pour cette raison que Sa Majesté désire que vous poursuiviez le projet de cet établissement. Si on peut obtenir quelque succès, il ne serait pas alors difficile de faire comprendre à ces sauvages que, pour mettre terme aux prétentions des Anglais sur eux et leur teritoire, il faudrait détruire Choueguen1 et leur enlever un poste établi principalement dans le but de les contrôler. Cette destruction est d'une telle importance pour nos possessions comme pour le commerce et l'attachement des Sauvages, qu'il est opportun d'employer tous les moyens pour inciter les Iroquois à s'engager dans cette voie. Pour le moment, la mesure dont je vous ai parlé est la seule qu'on puisse utiliser, mais vous comprendrez qu'elle exige beaucoup de prudence et de circonspection."

D'après un rapport de l'abbé Picquet, cité dans un mémoire du temps, notre missionnaire était parti dès le quatre mai 1748 pour aller fonder son établissement sur la rive sud du St. Laurent. Il était accompagné de vingt cinq français, parmi lesquels il y avait des soldats, des ouvriers et quatre Iroquois. Il arriva le 31 mai à la rivière de la Présentation, appelée Svegatzy, et il décida d'y établir son poste à l'endroit même où elle conflue dans le grand fleuve. Ce site lui parut extrêmement avantageux. Le poste se trouvait être ainsi à la tête de tous les rapides, sur le côté ouest d'un magnifique bassin formé par la rivière de la Présentation, protégé contre tous les vents et capable de donner place à quarante ou cinquante barques. La largeur du bassin était à peine d'un quart de lieue, et tous les canots étaient obligés, en montant ou descendant, de passer par cette voie. Suivant le mémoire, un fort érigé à l'endroit même où la rive est peu élevée serait imprenable, on ne pourrait l'approcher et rien ne le commanderait. Et le côté est de la rivière s'élevant graduellement en hauteur, on pourrait, plus tard, y établir une magnifique ville. Ce poste avait encore le

1. Oswego.

2. La prédiction n'a pas fait faux bond. L'humble établissement de la Présentation est aujourd'hui la jeune et florissante ville d'Ogdensburgh. Déjà elle compte plus de 10,000 âmes, et sa population croit rapidement en même temps que son commerce et son industrie prennent de l'extension; une magnifique voie

grand avantage d'être placé à l'embouchure même de la rivière Présentation, que suivaient les Anglais et les Sauvages pour péné trer dans nos terres. Avec un fort pour protéger la place, ils ne pourraient s'emparer de la rivière, et force serait à l'ennemi de se frayer un passage dans la colonie par Oswego; mais on pourrait détacher des forces de la Présentation pour aller contrecarrer ses mouvements à cet endroit. C'était encore une excellente place pour recevoir les sauvages du Lac Ontario et des postes les plus distants. Bref, le site était fort central, il se trouvait à 35 lieues de Montréal, à 25 du fort Frontenac et à 33 d'Oswego 1

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L'abbé Picquet remarqua aussi que le terrain était préférable à celui du Canada. Dans les alentours s'étendaient de magnifiques prairies qu'il pourrait utiliser en accoutumant les Sauvages à y semer du grain et élever un nombreux bétail. Les boisés étaient composés des plus riches essences et s'élevaient à une grande hauteur, on pourrait y construire des barques et des canots pour le transport des marchandises à un coût bien moindre qu'ailleurs, surtout lorsqu'on y aurait érigé un moulin à scie pour préparer et manufacturer le bois. On pourrait, en un mot, suivant les prévisions de l'abbé Picquet, faire de la Présentation un magnifique établissement pour les colons français, et un centre de réunion pour les Européens et les Sauvages, qui aimeraient à aller chasser dans les parties supérieures du Canada.

Notre missionnaire avait donc raison d'être satisfait d'un poste aussi bien localisé et répondant pleinement aux fins de son établis

sement.

III.

Il semblerait donc que l'abbé Picquet ait droit aux éloges des moins clairvoyants pour avoir fondé la Présentation en une place que la nature semblait avoir tant favorisée. En général, les écrivains anglais ou français l'en ont hautement loué, mais une voix

ferrée la met en communication avec les villes du littoral américain, et, au moyen de ses nombreux vaisseaux, elle fait le commerce de grain avec les cités de l'ouest. La ville porte actuellement le nom de Samuel Ogden, qui y commença des défrichements en 1796. Mais le plus ancien occupant dont on ait souvenir à Ogdensburgh est un français nommé Antoine St. Martin, qui habita la place, parait-il, depuis son occupation par les anglais en 1760. Il est mort le 4 Mars 1849, après une existence plus que séculaire. Il semblait las de sa longévité et il s'écriait que "Dieu l'oubliait." Il attira un peu d'attention durant ses dernières années par le fait qu'il servit de héros à une romance écrite et publiée à Potsdam par C. Boynton.

1. Ces chiffres, eu égard au temps et aux circonstances, sont fort exacts. Car Ogdensburgh est à 105 milles de Montréal, 60 de Kingston et environ 90 d'Oswego.

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