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CHAPITRE XXVIII.

DE LA MÉDISANCE.

Je définis ainsi la médisance, une pente secrète de l'âme à penser mal de tous les hommes, laquelle se manifeste par les paroles. Et pour ce qui concerne le médisant, voici ses mœurs : Si on l'interroge sur quelque autre, et qu'on lui demande quel est cet homme, il fait d'abord sa généalogie : Son père, ditil, s'appeloit Sosie (1), que l'on a connu dans le service, et parmi les troupes, sous le nom de Sosistrate; il a été affranchi depuis ce temps, et reçu ce temps, et reçu dans l'une des tribus de la ville (2): pour sa mère, c'étoit une noble Thracienne; car les femmes de Thrace, ajoutet-il, se piquent la plupart d'une ancienne noblesse(3): celui-ci, né de si honnêtes gens, est un scélérat qui ne mérite que le gibet. Et retournant à la mère de cet homme qu'il peint avec de si belles couleurs (4), Elle est, poursuit-il, de ces femmes qui épient sur les grands chemins (5) les jeunes gens au passage, et qui, pour ainsi dire, les enlèvent et les ravissent. Dans une compagnie où il se trouve quelqu'un qui parle mal d'une personne absente, il relève la conversation: Je suis, lui dit-il, de votre senti

ment; cet homme m'est odieux, et je ne le puis souffrir: qu'il est insupportable par sa physionomie! y a-t-il un plus grand fripon et des manières plus extravagantes? savez-vous combien il donne à sa femme (6) pour la dépense de chaque repas? trois oboles (7), et rien davantage; et croiriez-vous que dans les rigueurs de l'hiver, et au mois de décembre (8), il l'oblige de se laver avec de l'eau froide? Si alors quelqu'un de ceux qui l'écoutent se lève et se retire, il parle de lui presque dans les mêmes termes (9). Nul de ses plus familiers amis n'est épargné : les morts même dans le tombeau ne trouvent pas un asile contre sa mauvaise langue (10).

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NOTES.

(1) C'étoit chez les Grecs un nom de valet ou d'esclave. (La Bruyère.) Le grec porte: « Son père s'appeloit d'abord » Sosie; dans les troupes il devint Sosistrate; ensuite il fut >> inscrit dans une bourgade. » Le service militaire, quand la république y appeloít des esclaves ou leur permettoit d'y entrer, étoit un moyen de s'affranchir, dit l'auteur du Voyage du jeune Anacharsis, chap. vi, sur des autorités anciennes.

(2) Le peuple d'Athènes étoit partagé en diverses tribus. (La Bruyère.) Le texte parle de bourgades, sur lesquelles on peut voir le chap. x, note 7. C'étoit là que se faisoit la première inscription. Voyez Démosthène, pro Cor., page 314.

(3) Cela est dit par dérision des Thraciennes, qui venoient dans la Grèce pour être servantes, et quelque chose de pis. (La Bruyère.) M. Barthelemy, qui a imité ce caractère dans le chap. xxvIII du Voyage du jeune Anacharsis, fait dire aut

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médisant : « Sa mère est de Thrace, et sans doute d'une il>> lustre origine; car les femmes qui viennent de ce pays éloigné ont autant de prétentions à la naissance que de fa>>-cilité dans les mœurs. » Le manuscrit du Vatican ajoute : « Et cette chère maîtresse s'appelle Krinocorax, nom dont la composition bizarre pouvoit faire rire aux dépens de cette femme il signifie corbeau de fleur de lis.

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(4) C'est le traducteur qui a ajouté cette transition; et le manuscrit du Vatican indique clairement qu'il faut commencer ici un nouveau trait et traduire : « Il dit méchamment à quelqu'un : Ah! je connois bien les femmes dont tu me parles, et sur lesquelles tu te trompes fort; ce sont de celles qui épient sur les grands chemins, etc. » Le même manuscrit fait ensuite une autre addition fort obscure, et qui exige plusieurs corrections on peut la traduire : « Celle-ci est » surtout très-habile au métier ; et ce que je vous dis des au>>> tres n'est pas un conte en l'air : elles se prostituent dans les >> rues, sont toujours à la poursuite des hommes, et ouvrent »> elles-mêmes la porte de leur maison. » Ce dernier trait a déjà été cité comme une rusticité de la part d'un homme; mais c'étoit sans doute un signe de prostitution dans une femme, qui devoit rester dans l'intérieur de son gynécée, et n'en sortir que bien accompagnée.

(5) La Bruyère, en supposant qu'il est question de la Thracienne, fait ici la note suivante : « Elles tenoient hôtel>>lerie sur les chemins publics, où elles se mêloient d'infâmes

» commerces. >>

(6) Le manuscrit du Vatican ajoute : « Qui lui a apporté plusieurs talents en dot, et qui lui a donné un enfant. »

(7) Il y avoit au-dessous de cette monnoie d'autres encore de moindre valeur. (La Bruyère. ) Aussi le grec parle-t-il

de trois petites pièces de cuivre dont huit font une obole. L'obole est évaluée par M. Barthelemy à trois sous de notre monnoie.

(8) Le grec dit : « Le jour de Neptune, » fête qui étoit au milieu de l'hiver, et où peut-être on se baignoit en l'honneur du dieu auquel elle étoit consacrée.

(9) Le manuscrit du Vatican insère ici : « Une fois qu'il a >> commencé. »

(10) Il étoit défendu chez les Athéniens de parler mal des morts par une loi de Solon, leur législateur. (La Bruyère.) Il paroît en général par ces caractères, et par d'autres autorités, que les lois de Solon n'étoient plus guère observées du temps de Théophraste. Le manuscrit du Vatican ajoute : « Et ce vice, il l'appelle franchise, esprit démocratique, liberté, et en fait la plus douce occupation de sa vie. >> Le même manuscrit place encore ici une phrase fort singulière, que je crois, avec M. Schneider, avoir été ajoutée par un lecteur chrétien qui n'avoit pas bien saisi l'esprit dans lequel ces caractères ont été écrits. Je corrige le verbe inintelligible de cette phrase en έorpioμivos, et je traduis : « C'est ainsi » que celui qui est privé de la véritable doctrine rend les hommes maniaques, et leur donne des mœurs dépravées. Dans les manuscrits numérotés 1679, 2830 et 1389 de la Bibliothèque du roi, et dans un manuscrit de la Bibliothèque Palatine, on ajoute de même, à la suite des caractères de Théophraste qui existent dans ces manuscrits, quelques phrases d'un grec barbare, qui ne peuvent pas être attribuées à l'auteur, et qui contiennent des réflexions sur les obstacles qu'éprouve la vertu. On trouvera ce morceau dans l'édition de Fischer, page 240.

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DU GOUT QU'ON A POUR LES VICIEUX.

CHAPITRE XXIX.

DU GOUT QU'ON A POUR LES VICIEUX (1).

Le goût que l'on a pour les méchants est le désir du mal. L'homme infecté de ce vice est capable de fréquenter les gens qui ont été condamnés pour leurs crimes par tout le peuple (2), dans la vue de se rendre plus expérimenté et plus formidable par leur commerce. Si on lui cite quelques hommes distingués par leurs vertus, il dira: «Ils sont vertueux » comme tant d'autres. Personne n'est homme de >> bien, tout le monde se ressemble, et ces honnêtes » gens ne sont que des hypocrites. »>«Le méchant >> seul, dit-il une autre fois, est vraiment libre. >> Si quelqu'un le consulte au sujet d'un méchant homme (3), il convient que ce que l'on en dit est vrai: «< Mais, ajoute-t-il, ce que l'on ne sait pas c'est >> que c'est un homme d'esprit, fort attaché à ses >> amis, et qui donne de grandes espérances. » Et il soutiendra qu'il n'a jamais vu un homme plus habile. Il est toujours disposé en faveur de l'accusé traduit devant l'assemblée du peuple, ou devant quelque tribunal particulier; il est capable de s'asseoir à côté de lui, et de dire qu'il ne faut point juger l'homme, mais le fait. « Je suis, dit-il, le chien

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