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les met en fuite. De là il entre dans les écoles publiques et dans les lieux des exercices (4), où il amuse les maîtres par de vains discours, et empêche la jeunesse de profiter de leurs leçons. S'il échappe à quelqu'un de dire, Je m'en vais, celui-ci se met à le suivre, et il ne l'abandonne point qu'il ne l'ait remis jusque dans sa maison (5). Si par hasard il a appris ce qui aura été dit dans une assemblée de ville, il court dans le même temps le divulguer. Il s'étend merveilleusement sur la fameuse bataille qui s'est donnée sous le gouvernement de l'orateur Aristophon (6), comme sur le combat célèbre que ceux de Lacédémone ont livré aux Athéniens sous la conduite de Lysandre (7). Il raconte une autre fois quels applaudissements a eus un discours qu'il a fait dans le public, en répète une grande partie, mêle dans ce récit ennuyeux des invectives contre le peuple; pendant que de ceux qui l'écoutent, les uns s'endorment, les autres le quittent, et que nul ne se ressouvient d'un seul mot qu'il aura dit. Un grand causeur, en un mot, s'il est sur les tribunaux, ne laisse pas la liberté de juger ; il ne permet pas que l'on mange à table; et, s'il se trouve au théâtre, il empêche non-seulement d'entendre, mais même de voir les acteurs (8). On lui fait avouer ingénument qu'il ne lui est pas possible de se taire, qu'il faut que sa langue se remue dans son palais comme le poisson dans l'eau ; et que, quand on l'accuseroit d'être plus babillard qu'une hirondelle, il faut qu'il parle : aussi écoute-t-il froidement toutes les railleries que

l'on fait de lui sur ce sujet ; et jusqu'à ses propres enfants, s'ils commencent à s'abandonner au sommeil, Faites-nous, lui disent-ils, un conte qui achève de nous endormir (9).

NOTES.

(1) Ou du Babil. (La Bruyère.) On pourroit intituler ce caractère, de la Loquacite. Il se distingue du caractère 11 par un babil moins insignifiant, mais plus importun. M. Barthelemy a inséré ce caractère à la suite de l'autre dans son chap. xxvIII du Voyage d'Anacharsis.

(2) Littéralement, « la loquacité, si l'on vouloit la définir, pourroit être appelée une intempérance de paroles. »

(3) Je crois qu'il faut traduire, « Avez-vous fini ? n'oubliez » pas votre propos, etc. » M. Barthelemy rend ainsi ce passage : « Oui, je sais de quoi il s'agit; je pourrois vous le ra>> conter au long. Continuez, n'omettez aucune circonstance. » Fort bien, vous y êtes; c'est cela même. Voyez combien il >> étoit nécessaire d'en conférer ensemble. »

D

(4) C'étoit un crime puni de mort à Athènes par une loi de Solon, à laquelle on avoit un peu dérogé du temps de Théophraste. (La Bruyère.) Il paroît que cette loi n'étoit relative qu'au temps où l'on célébroit dans ces gymnases une fête à Mercure, pendant laquelle la jeunesse étoit moins surveillée qu'à l'ordinaire. (Voyez le Voyage du jeune Anacharsis, chap. vi, et le chap. v de ces Caractères, note 6.)

(5).

Misere cupis, inquit, abire,

Famdudum video. sed nil agis; usque tencbo,

Persequar.

Nil habeo quod agam, et non sum piger; usque sequar te,

dit l'Importun d'Horace dans la neuvième satire du premier livre, qui mérite d'être comparée avec ce caractère.

(6) C'est-à-dire sur la bataille d'Arbelles et la victoire d'Alexandre, suivies de la mort de Darius, dont les nouvelles vinrent à Athènes lorsque Aristophon, célèbre orateur, étoit premier magistrat. (La Bruyère.) Ce n'étoit pas une raison suffisante pour dire que cette bataille avoit été livrée sous l'archontat d'Aristophon. Paulmier de Grentemesnil a cru qu'il étoit question de la bataille des Lacédémoniens, sous Agis, contre les Macédoniens commandés par Antipater; mais il n'a pas fait attention que dans ce cas Théophraste n'auroit pas ajouté les mots de ceux de Lacédomone au trait suivant seulement. Je crois, avec Corsini, qu'il faut traduire « sur le combat de l'orateur, c'est-à-dire de Démosthène, » arrivé sous Aristophon. » C'est la fameuse discussion sur la couronne que Démosthène croyoit mériter, et qu'Eschine lui disputoit. Ce combat, qui rassembla toute la Grèce à Athènes, étoit un sujet de conversation au moins aussi intéressant pour un habitant de cette ville que la bataille d'Arbelles, et il fut livré précisément sous l'archontat d'Aristophon.

(7) Il étoit plus ancien que la bataille d'Arbelles, mais trivial et su de tout le peuple. (La Bruyère.) C'est la bataille qui finit par la prise d'Athènes, et qui termina la guerre du Péloponèse, l'an 4 de la quatre-vingt-treizième olympiade.

(8) Le grec dit simplement, « Il vous empêche de jouir du » spectacle. >>

(9) Le texte porte

«< Et il permet que ses enfants l'empê

» chent de se livrer au sommeil, en le priant de leur raconter

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CHAPITRE VIII.

DU DÉBIT DES NOUVELLES (1).

:

Un nouvelliste, ou un conteur de fables, est un homme qui arrange, selon son caprice, des discours et des faits remplis de fausseté ; qui, lorsqu'il rencontre l'un de ses amis, compose son visage, et lui souriant : D'où venez-vous ainsi? lui dit-il ; que nous direz-vous de bon? n'y a-t-il rien de nouveau? Et continuant de l'interroger : Quoi donc ! n'y a-t-il aucune nouvelle (2)? cependant il y a des choses étonnantes à raconter. Et sans lui donner le loisir de lui répondre Que dites-vous done? poursuitil; n'avez-vous rien entendu par la ville? Je vois que vous ne savez rien, et que je vais vous régaler de grandes nouveautés. Alors, ou c'est un soldat, ou le fils d'Astée le joueur de flûte (3), ou Lycon l'ingénieur, tous gens qui arrivent fraîchement de l'armée (4), de qui il sait toutes choses; car il allègue pour témoins de ce qu'il avance des hommes obscurs qu'on ne peut trouver pour le convaincre de fausseté (5): il assure donc que ces personnes lui ont dit que le roi (6) et Polysperchon (7) ont gagné la bataille, et que Cassandre, leur ennemi, est tombé vif entre leurs mains (8). Et, lorsque quel

bien

qu'un lui dit : Mais en vérité cela est-il croyable? il lui réplique que cette nouvelle se crie et se répand par toute la ville, que tous s'accordent à dire la même chose, que c'est tout ce qui se raconte du combat (9), et qu'il y a eu un grand carnage. Il ajoute qu'il a lu cet événement sur le visage de ceux qui gouvernent (10); qu'il y a un homme caché chez l'un de ces magistrats depuis cinq jours entiers, qui revient de la Macédoine, qui a tout vu, et qui lui a tout dit. Ensuite, interrompant le fil de sa narration: Que pensez-vous de ce succès? demande-t-il à ceux qui l'écoutent (11). Pauvre Cassandre! malheureux prince! s'écrie-t-il d'une manière touchante: voyez ce que c'est que la fortune; car enfin Cassandre étoit puissant, et il avoit avec lui de grandes forces (12). Ce que je vous dis, poursuit-il, est un secret qu'il faut garder pour vous seul, pendant qu'il court par toute la ville le débiter à qui le veut entendre. Je vous avoue que ces diseurs de nouvelles me donnent de l'admiration (13), et que je ne conçois pas quelle est la fin qu'ils se proposent : car, pour ne rien dire de la bassesse qu'il y a à toujours mentir, je ne vois pas qu'ils puissent recueillir le moindre fruit de cette pratique ; au contraire, il est arrivé à quelques-uns de se laisser voler leurs habits. dans un bain public, pendant qu'ils ne songeoient qu'à rassembler autour d'eux une foule de peuple, et à lui conter des nouvelles. Quelques autres, après avoir vaincu sur mer et sur terre dans le Portique (14), ont payé l'amende pour n'avoir pas com

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