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torin-Fabre, dans son Eloge de La Bruyere, voudraient que l'on corrigeât ainsi : « Et un endroit qui soit notre domaine. » Malgré toute notre confiance dans le goût et les lumières de Marmontel et de M. Victorin - Fabre, nous n'avons pas cru, par déférence pour leur avis, pouvoir nous permettre d'altérer le texte de La Bruyère. D'ailleurs cette phrase, fautive en apparence, a été analysée et éclaircie dans une des annotations qui se trouvent placées au bas des passages auxquels elles ont rapport.

LES CARACTÈRES de La Bruyère ont eu, comme le TÉLÉMAQUE de Fénelon, de fausses et malicieuses interprétations, connues sous le nom de clef; et l'on sait combien la tranquillité de ces écrivains en a été troublée. Leur désaveu à ce sujet n'a fait qu'accroître le scandale, tant le public en général a de goût pour ces sortes d'écrits. « Il me semble, dit La Bruyère', que je dois être moins blâmé que plaint de ceux qui par hasard verraient leurs noms écrits dans ces insolentes listes, que je désavoue et que je condamne autant qu'elles le méritent...... Si j'avais voulu mettre des noms véritables aux peintures

Dans la préface de son Discours de Réception à l'Académie. française.

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moins obligeantes, je me serais épargné le travail d'emprunter des noms de l'ancienne histoire, d'employer des lettres initiales qui n'ont qu'une signification vaine et incertaine, de trouver enfin mille tours et mille faux-fuyans, pour dépayser ceux qui me lisent, et les dégoûter des applications. » Ils n'avaient donc jamais lu La Bruyère tous ces faiseurs d'insolentes listes, tous ces éditeurs qui les ont reproduites avec tant d'assurance? Et comment s'est-il trouvé des lecteurs assez bénévoles pour donner croyance à de telles rapsodies! Il suffisait d'un peu d'attention pour les juger ce qu'elles sont. Souvent le même personnage y est nommé comme le modèle de deux caractères entièrement en opposition, ou, ce qui est bien plus absurde encore, on désigne, pour le modèle d'un portrait, un personnage dont l'état seul aurait dû arrêter la plume du faussaire interprète. Par exemple, dans le chapitre De la Mode, La Bruyère, en peignant un amateur de volières sous le nom de Diphile, dit : « Il est vrai que ce qu'il dépense d'un côté, il l'épargne de l'autre, car ses enfans sont sans maîtres et sans éducation. » Croirait-on que la clef désigne Santeuil pour être le modèle de Diphile? D'aussi honteuses interprétations nous ont

rendus très-circonspects dans les explications que nous avons adoptées, et les anecdotes rapportées dans les notes de notre édition ont toutes un intérêt de vérité que l'on retrouvera dans les noms explicatifs des personnages qui peuvent avoir donné à La Bruyère l'idée d'un portrait, ou l'inspiration d'un caractère.

DE LA BRUYÈRE,

CONSIDÉRÉ

COMME ÉCRIVAIN ET COMME MORALISTE.

PLACÉ dans le monde pour en étudier toutes les attitudes morales, l'écrivain contemplateur s'y tient à l'écart, observe en silence, et parvient à se dérober aux regards de ceux dont il a pénétré les moindres pensées. C'est ainsi que La Bruyère, ce grand peintre des mœurs de son siècle, a manqué de pinceaux pour les siennes, et que la postérité, si riche de ses écrits, est dénuée de détails sur sa personne. Sans la franche expansion de l'âme de Montaigne qui l'a conduit à se faire, comme il le dit lui-même, la matière de son livre, nous n'aurions aucune connaissance de la vie. privée de ce célèbre moraliste. On doit regretter que l'auteur des Caractères n'ait pas imité celui des Essais, dans ce naïf abandon qu'il mit à nous parler si souvent de lui. Il n'eût pas été sans intérêt de comparer les goûts, les penchans et les habitudes de deux hommes qui se sont livrés au même genre de méditation.

Nous ne chercherons pas néanmoins à réparer le fâcheux silence de notre moraliste, en adoptant sur sa personne des faits qui ne soient pas de la plus exacte authenticité.

Jean de La Bruyère naquit dans un village proche

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