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JUGEMENTS

DE DIVERS AUTEURS

SUR LA BRUYÈRE.

M. DE LA BRUYERE peut passer parmi nous pour un auteur d'une manière d'écrire toute nouvelle. Personne avant lui n'avoit trouvé la force et la justesse d'expression qui se rencontrent dans son livre. Il dit en un mot ce qu'un autre ne dit pas aussi parfaitement en six. Ce qui est encore de beau chez lui, c'est que nonobstant la hardiesse de ses expressions, il n'y en a pas de fausses et qui ne rendent trèsheureusement sa pensée. Je doute fort que cette manière d'écrire soit suivie. On trouve bien mieux son compte à suivre le style efféminé. Il faut avoir autant de génie que M. de La Bruyère pour l'imiter, et cela est bien difficile. Il est merveilleux d'ailleurs à attraper le ridicule des hommes et à le développer. Ses caractères sont un peu chargés, mais ils ne laissent pas d'être naturels. Si ce livre avoit paru de notre temps, il n'auroit pas eu la vogue et la réputation qu'il a ; la raison est que les femmes y sont trop maltraitées, et que pour lors elles étoient en possession de décider de la destinée de ces sortes d'ouvrages. Comme à l'extérieur près, les femmes de ce temps-là ressemblent à celles de celui-ci, il y a apparence que M. de La Bruyère ne les auroit pas épargnées davantage.

Je m'étonne qu'on n'ait pas encore fait le portrait de M. de La Bruyère, lui qui se fait une occupation de faire celui des autres. Il y en a de ceux qu'il a dépeints qui n'en doivent pas être fort contents. Il n'y a pas long-temps qu'il m'a fait l'honneur de me venir voir; mais je ne l'ai pas vu assez de temps pour le bien connoître; il m'a paru que ce n'étoit pas un grand parleur.

(Ménage.)

M. l'abbé Fleury ayant été élu, par MM. de l'Académie française, à la place de feu M. La Bruyère, y vint prendre séance le 16 juillet 1696, et, dans le discours qu'il prononça, fit l'éloge de M. La Bruyère,

en ces termes :

« Le public fait tôt ou tard justice aux auteurs, et un livre lu de tout le monde, et souvent redemandé, ne peut être sans mérite. Tel est l'ouvrage de cet ami dont nous regrettons la perte, si prompte, si surprenante, et dont vous avez bien voulu que j'eusse l'honneur de tenir la place; ouvrage singulier en son genre, et au jugement de quelques-uns au-dessus du grand original que l'auteur s'étoit d'abord proposé pour modèle. En faisant le caractère des autres, il a parfaitement exprimé le sien; on y voit une forte méditation, et de profondes réflexions sur les esprits et sur les mœurs; on y entrevoit cette érudition qui se remarquoit aux occasions dans ses conversations particulières, car il n'étoit étranger en aucun genre de doctrine; il savoit les langues mortes et les vivantes. On trouve dans

ses CARACTÈRES une sévère critique, des expressions vives, des tours ingénieux, des peintures quelquefois chargées exprès, pour ne les pas faire trop ressemblantes. La hardiesse et la force n'en excluent ni le jeu, ni la délicatesse ; partout y règnent une haine implacable du vice et un amour déclaré de la vertu; enfin, ce qui couronne l'ouvrage, et dont nous, qui avons connu l'auteur de plus près, pouvons rendre un témoignage, on y voit une religion sincère. Cet , Messieurs, sort donc du nombre de ceux que vous avez en quelque manière adoptés, en recevant les auteurs parmi vous, du nombre de tant d'ouvrages si beaux, si utiles, que vous consacrez à l'immortalité. »

ouvrage,

Après que M. l'abbé Fleury eut achevé son discours, M. l'abbé Régnier, directeur de l'Académie, en lui répondant, parla de M. de La Bruyère, en ces

termes :

« La perte que nous avons faite de l'excellent académicien à qui vous succédez est grande; c'étoit un génie extraordinaire. Il sembloit que la nature eût pris plaisir à lui révéler les plus secrets mystères de l'intérieur des hommes, et qu'elle exposât continuellement à ses yeux ce qu'ils affectoient le plus de cacher à ceux de tout le monde. Avec quelles expressions, avec quelles couleurs ne les a-t-il point dépeints? Ecrivain plein de traits et de feu, qui par un tour fin et singulier, donnoit aux paroles plus de force qu'elles n'en avoient par elles-mêmes; peintre hardi et heureux, qui dans tout ce qu'il peignoit en faisoit toujours plus entendre qu'il n'en faisoit voir. »

La Bruyère est entré plus avant que Théophraste dans le cœur de l'homme; il y est même entré plus délicatement et par des expressions plus fines. Ce ne sont pas des portraits de fantaisie qu'il nous a donnés, il a travaillé d'après nature, et il n'y a pas une description sur laquelle il n'ait eu quelqu'un en vue. Pour moi, qui ai le malheur d'une longue expérience du monde, j'ai trouvé à tous les portraits qu'il m'a faits des ressemblances peut-être aussi justes que ses propres originaux.

Au reste, Monsieur, je suis de votre avis sur la destinée de cet ouvrage, que dès qu'il paroîtra, il plaira fort aux gens qui ont de l'esprit; mais qu'à la longue il plaira encore davantage. Comme il y a un beau sens enveloppé sous des tours fins, la révision en fera sentir toute la délicatesse. Tout ce que je viens de vous dire vous fait voir combien je vous suis obligé du présent que vous m'avez fait, et m'engage à vous demander ensuite la connoissance de M. La Bruyère. Quoique tous ceux qui écrivent bien ne soient pas toujours de fort honnêtes gens, celui-ci me paroît avoir dans l'esprit un tour qui m'en donne une bonne opinion, et qui me fait souhaiter de le connoître.

(Lettre du comte de Bussi au marquis de Termes.)

Il n'y a presque point de tour dans l'éloquence qu'on ne trouve dans La Bruyère; et si on désire quelque chose, ce ne sont pas certainement les expressions, qui sont d'une force infinie, et toujours les plus propres et les plus précises

qu'on puisse employer. Peu de gens l'ont compté parmi les orateurs, parce qu'il n'y a pas une suite sensible dans ses Caractères. Nous faisons trop peu d'attention à la perfection de ses fragmens, qui contiennent souvent plus de matière qué de longs discours, plus de proportion et plus d'art.

On remarque dans tout son ouvrage un esprit juste, élevé, nerveux, pathétique, également capable de réflexion et de sentiment, et doué avec avantage de cette invention qui distingue la main des maîtres et qui caractérise le génie.

Personne n'a peint les détails avec plus de feu, plus de force, plus d'imagination dans l'expression qu'on n'en voit dans ses Caractères. Il est vrai qu'on n'y trouve pas aussi souvent que dans les écrits de Bossuet et de Pascal de ces traits qui caractérisent une passion ou les vices d'un particulier, mais le genre humain. Ses portraits les plus élevés ne sont jamais aussi grands que ceux de Fénelon et de Bossuet, ce qui vient en grande partie de la différence des genres qu'ils ont traités. La Bruyère a cru, ce me semble, qu'on ne pouvait peindre les hommes assez petits, et il s'est bien plus attaché à relever leurs ridicules que leur force. Je crois qu'il est permis de présumer qu'il n'avait ni l'élévation, ni la sagacité, ni la profondeur de quelques esprits du premier ordre. Mais on ne lui peut disputer sans injustice une forte imagination, un caractère véritablement original et un génie créateur.

Vauvenargues.)

La Bruyère est meilleur moraliste que La Rochefoucault, et surtout bien plus grand écrivain. Il y a peu de livres en aucune langue où l'on trouve une si grande quantité de

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