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a faite du Tartufe de Molière 1. Comment se peut-il en effet qu'un génie aussi pénétrant n'ait pas senti toute la perfection de celui de Molière dans sa plus belle création? L'Onuphre du moraliste n'est qu'une figure isolée, sans mouvement et sans vie; Tartufe, au contraire, est un personnage destiné à paraître au milieu d'un groupe de figures différentes, qu'il doit vivifier par le seul reflet de son caractère. Les reproches de La Bruyère portent tellement à faux, que tous les endroits où sa critique s'est exercée sont le résultat des plus savantes combinaisons du poète, comme la source des plus belles scènes de son chefd'œuvre. Molière n'aurait point condamné Onuphre, il aurait senti qu'un portrait non agissant devait n'avoir qu'une seule attitude, et que l'inactivité de l'imposteur du moraliste n'était pas plus un défaut que l'agitation en tous sens d'un personnage dramatique, créé pour animer la scène, par une action toujours croissante.

La Bruyère, ordinairement si juste dans ses définitions, si vrai dans ces peintures et si exact dans ses récits, a manqué de toutes ces qualités en nous retraçant la conduite du prince d'Orange. On voit toujours un grand écrivain dans ce morceau d'une éloquence aussi imposante que rapide, mais on voudrait y trouver de plus un habile politique et un meilleur historien. La critique qu'il fait d'un prince que la postérité a mis au rang des grands hommes, va quelquefois jusqu'à l'invective. Convenait-il à un philosophe

Chap. xu. De la Mode.

de reprocher à Guillaume III, roi d'Angleterre, d'être pále et livide et de n'avoir pas sur soi dix onces de chair? Bossuet avait parlé de Cromwel avec plus de dignité et de ménagement'. Il est vrai que cet illustre prélat n'avait vu dans le Protecteur que l'allié de Louis XIV, comme La Bruyère n'a considéré que l'ennemi de ce souverain dans la personne du roi d'Angleterre. Le temps a fait justice de ces deux hommes célèbres : le nom de CROMWEL ne figure plus que dans les pages de l'histoire, et celui de GUILLAUME est célébré tous les ans par la nation anglaise, à l'époque de son règne, qui est celle de la liberté, du triomphe des lois et de la splendeur de l'Angle

terre.

La Bruyère ne pouvait point s'aveugler sur le mérite d'un homme aussi supérieur, mais il vivait chez un prince du sang, il en recevait une pension, et devait, à ce titre, partager l'opinion de la cour sur un des plus grands événemens du siècle.

Il est fâcheux de trouver dans la conduite de notre moraliste l'application d'une de ses pensées critiques : << Tel homme, dit-il, au fond et en lui-même ne se peut définir, trop de choses qui sont hors de lui le changent, l'altèrent, le bouleversent; il n'est point précisément ce qu'il est, ou ce qu'il paraît être 2. » C'est le seul rapprochement de cette nature que l'on puisse faire des écrits de La Bruyère à sa personne, et ses CARACTÈRES fourmillent de traits honorables que ses contemporains lui ont appliqués. L'abbé

1 Dans son Oraison funèbre de la reine d'Angleterre. ·

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Fleury, qui l'a remplacé à l'Académie française, nous a assuré « qu'en faisant le caractère des autres il avait parfaitement exprimé le sien1. » Et voici ce portrait où tous ceux qui avaient connu notre moraliste se sont plus à le retrouver :

« O homme important et chargé d'affaires, qui, à votre tour, avez besoin de mes offices! venez dans la solitude de mon cabinet, le philosophe est accessible. Je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon, qui traitent de la spiritualité de l'âme et de sa distinction d'avec le corps, ou la plume à la main pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter. J'admire Dieu dans ses ouvrages, et je cherche, par la connoissance de la vérité, à régler mon esprit, et devenir meilleur. Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes: mon antichambre n'est point faite pour s'y ennuyer en m'attendant; passez jusqu'à moi sans me faire avertir; vous m'apportez quelque chose de plus précieux que l'argent et l'or, si c'est une occasion de vous obliger: parlez, que voulez-vous que je fasse pour vous? Faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée? Quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile !2» Qui pourrait ne pas admirer ce portrait, et surtout n'en pas aimer le modèle? Hé bien ! La Bruyère n'est pas moins digne d'éloges comme écrivain que comme moraliste.

Si Pascal a deviné notre langue en devançant sa perfection, La Bruyère s'en est formé une pour lui

2

Discours de réception de l'abbé Fleury.

Chap. vi. Des Biens de la fortune.

b.

seul, aussi originale que celle de Montaigne, qu'il paraît avoir étudié à fond, aussi classique que celle de Bossuet et de Fénelon, et cependant qui lui appartient en propre, parce que personne ne s'en est encore servi.

Despréaux trouvait que La Bruyère, La Bruyère, en évitant le travail des transitions, s'était épargné une des plus grandes difficultés de l'art d'écrire. Comme notre intention n'est pas de faire ici un traité sur cet art épineux, quoique une étude des ouvrages de La Bruyère serait le meilleur que l'on pourrait entreprendre, nous ne nous attacherons pas à prouver que l'art des transitions n'est pas la qualité la plus éminente d'un grand écrivain. La profondeur et la justesse des pensées, la finesse et la pureté des expressions, l'harmonie des nombres, le coloris des images, voilà certainement ce qui charme et séduit dans Bossuet, Fénelon, Voltaire et Rousseau.

La Bruyère avait senti d'avance le reproche que l'on pourrait lui faire sur sa manière de composer, mais il était convaincu qu'en faisant un traité complet et suivi de morale, il courrait grand risque d'ennuyer ses lecteurs, ou même de n'en point avoir. C'est ce qu'il dit positivement : « Ne verrons-nous pas de vous un in-folio? Traitez de toutes les vertus et de tous les vices dans un ouvrage suivi, méthodique, qui n'ait point de fin; il devrait ajouter : et nul cours1. » Boileau ne pouvait pas ignorer que tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre 2.

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C'est un principe incontestable dont La Bruyère nous a donné lui-même la preuve dans un des meilleurs morceaux d'éloquence de notre langue, où l'on trouve, avec une juste définition de la fausse grandeur, une peinture parfaite de la véritable, par l'exposé de ses bienfaisantes émotions . Ce tableau est un de ceux qui prouvent le mieux que ce grand moraliste savait faire de notre langue tout ce qu'il voulait, et que, rebelle envers tant d'écrivains, elle se pliait sous sa plume aux caprices de sa pensée, comme elle s'embellissait de tout l'éclat de son imagination.

La traduction de Théophraste avait commencé la réputation de La Bruyère, quand le livre des CARACTÈRES parut, et le peintre exact des mœurs de son temps fit bientôt oublier l'infidèle traducteur du moraliste de l'antiquité.

« La Bruyère, dit M. Coray, a traduit Théophraste comme Virgile aurait peut-être traduit l'Iliade d'Homère, ou Cicéron les harangues de Démosthènes. C'est une tâche extrêmement difficile pour un traducteur qui se sent le talent de son auteur, que celle de se défendre de donner à ce dernier plus d'esprit qu'il n'en a. Il est sans cesse tenté de faire disparaître ou de déguiser ce qui lui paraît incohérent; de paraphraser par des idées accessoires ce qu'il croit trop concis ou trop obscur; d'adoucir les traits trop forts, ou de renforcer ceux qui ne le sont pas assez; en un mot, de mêler ses idées avec celles de son auteur. Dût-il être infidèle, il ne peut se décider à se traîner servilement

Voyez ce passage au chap. 11, Du Mérite personnel, tome Ier, page 39.

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