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de Dourdan, en 1639. Il n'y avait pas long-temps qu'il était en possession d'une charge de trésorier de France à Caen, lorsque Bossuet le fit venir à Paris pour enseigner l'histoire à M. le duc, Louis de Bourbon, petit-fils du grand Condé. Il resta toute sa vie attaché au prince en qualité d'homme de lettres, avec une pension de mille écus. Il publia la première édition de ses CARACTÈRES en 1687, fut reçu à l'Académie française en 1693, et mourut à Versailles le 10 mai, en 1696. L'abbé d'Olivet raconte ainsi sa mort:

Quatre jours auparavant il était à Paris, dans une compagnie de gens qui me l'ont conté, où tout-à-coup il s'aperçut qu'il devenait sourd, mais absolument sourd. Il s'en retourne à Versailles, où il avait son logement à l'hôtel de Condé, et une apoplexie d'un quart-d'heure l'emporta. »

« On me l'a dépeint, dit le même historien, comme un philosophe qui ne songeait qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres, faisant un bon choix des uns et des autres ; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours disposé à une joie modeste, et ingénieux à la faire naître ; poli dans ses manières et sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition, même celle de montrer de l'esprit1. » Ce dernier trait paraît être en contradiction avec un passage d'une lettre de Boileau à Racine, sous la date du 19 mai 1687 : << Maximilien 2 m'est venu voir à Auteuil, et m'a lu quelque chose de son Théophraste. C'est un fort

Histoire de l'Académie française.

* On ne sait pas pourquoi Boileau désigne ici La Bruyère par le nom de Maximilien, qu'il ne portait pas.

honnête homme, à qui il ne manquerait rien si la nature l'avait fait aussi agréable qu'il a envie de l'être. Du reste, il a de l'esprit, du savoir et du mérite. » Assurément, cette envie d'être plus agréable que la nature ne l'avait fait, ne se concilie guère avec sa crainte de montrer de l'esprit. S'il fallait nous prononcer entre ces deux témoignages opposés, nous partagerions l'opinion de d'Olivet, si conforme au sentiment de Ménage, qui avait beaucoup connu La Bruyère, et qui assure qu'il n'était pas un grand parleur. Voilà tout ce que nous avons pu recueillir concernant l'auteur à qui nous devons un des meilleurs livres de notre langue.

En considérant dans La Bruyère le moraliste et l'écrivain, nous rencontrerons sans doute plus d'un trait applicable à sa personne, et l'analyse des productions de son esprit pourra nous conduire à la connaissance de son cœur, puisque, suivant la remarque d'un grand peintre de la nature, le style est l'homme même. Et qui pourrait douter de la sensibilité de La Bruyère, après cette touchante allégorie de la félicité des peuples, où la grâce de Fénelon se trouve réunie à la , profondeur de Montesquieu ?

>>

Quand vous voyez quelquefois un nombreux troupeau qui, répandu sur une colline vers le déclin d'un beau jour, paît tranquillement le thym et le serpolet, ou qui broute dans une prairie une herbe menue et tendre qui a échappé à la faux du moissonneur, le berger soigneux et attentif est debout auprès de ses brebis; il ne les perd pas de vue, il les suit, il les conduit, il les change de pâturage: si elles se disper

sent, il les rassemble; si un loup avide paraît, il lâche son chien qui le met en fuite; il les nourrit, il les défend; l'aurore le trouve déjà en pleine campagne, d'où il ne se retire qu'avec le soleil. Quels soins! quelle vigilance! quelle servitude! Quelle condition vous paraît la plus délicieuse et la plus libre, ou du berger ou des brebis? Le troupeau est-il fait pour le berger, ou le berger pour le troupeau 1? Image naïve des peuples et du prince qui les gouverne, s'il est bon prince 2. »

Quelle leçon renfermée dans quelques lignes, d'une éloquence à la vérité que personne n'a surpassée! Cette philosophie douce et humaine est bien de la même âme qui ailleurs s'écrie avec une juste indignation: « L'on court les malheureux pour les envisager; l'on se range en haie, ou l'on se place aux fenêtres pour observer les traits et la contenance d'un homme qui est condamné et qui sait qu'il va mourir....... Si vous êtes si touchés de curiosité, exercez - la du moins en un sujet noble : voyez un heureux 3. » La Harpe, qui n'avait fait qu'une étude superficielle de La Bruyère, l'a jugé comme il l'avait étudié, en le traitant de censeur amer. Il n'avait donc pas remarqué que notre moraliste n'avait pas moins de propension à se réjouir du bonheur des hommes qu'à se fâcher de leurs imper

Cette pensée offre un rapprochement heureux à faire avec ces belles paroles de Fénelon à son illustre élève, le duc de Bourgogne : « Il ne faut pas que tout soit à un seul, mais un scul doit être à tous pour faire leur bonheur. >>

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Chap. x. Du Souverain ou de la République.
Chap. vin. De la Cour.

fections? Voici une pensée que l'on croirait de l'ami de la Boëtie, de ce bon Montaigne, qui certes n'était pas un censeur amer : « Il est triste d'aimer sans une grande fortune qui nous offre les moyens de combler ce que l'on aime, et de le rendre si heureux qu'il n'ait plus de souhaits à faire 1! » Une réflexion aussi délicate nous porte à croire que La Bruyère, ayant à regretter la perte d'un ami, aurait dit comme Montaigne, déplorant la mort de la Boëtie : « Nous étions de moitié en tout; il me semble que je lui dérobe sa part. » Mais où l'éloquence de La Bruyère égale le sublime de sa morale, c'est dans un morceau qui rappelle une des belles satires de Boileau, et où le moraliste a su renfermer, dans une seule apostrophe aux ministres et aux favoris, toutes les réflexions que le poète adresse à la noblesse pour lui inspirer le goût de la justice et de la vertu. «< Hommes en place, ministres, favoris, me permettrez-vous de le dire? Ne vous reposez point sur vos descendans pour le soin de votre mémoire, et pour la durée de votre nom. Les titres passent, la faveur s'évanouit, la faveur s'évanouit, les dignités se perdent, les richesses se dissipent, et le mérite dégénère... Ayez de la vertu et de l'humanité; et si vous me dites : Qu'aurons-nous de plus ? je vous répondrai : de l'humanité et de la vertu, etc. 2 » Le philosophe qui sut donner de tels conseils aux grands méritait d'habiter leur palais, et son séjour dans cet asile habituel de la flatterie dépose également en faveur du prince qui a recherché sa société.

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La Bruyère est rempli de réflexions dont le but est de porter les hommes à se rendre heureux réci proquement. Comme Molière, il nous apprend à n'attacher notre haine qu'au vice seulement, et, censeur plein d'indulgence, il nous conduit à imiter cette vertu, qui est la première des qualités sociales. « Je ne sais, dit-il, s'il est permis de juger des hommes par une faute qui est unique ; et si un besoin extrême, une violente passion ou un premier mouvement tirent à conséquence. » Le doute est permis au philosophe, mais un grand poète a décidé la question par un seul

vers:

Un premier mouvement ne fut jamais un crime.

Toutes ces citations prouvent que le fond de la morale des CARACTÈRES tient bien moins de l'aigreur et de l'amertume que d'une sensibilité affectueuse et indulgente. Et Boileau l'avait envisagé ainsi quand il fit dire à La Bruyère :

Tout esprit orgueilleux qui s'aime,
Par mes leçons se voit guéri,

Et dans mon livre si chéri,

Apprend à se haïr soi-même.

Oui, sans doute, à se haïr seul, et à reprendre avec douceur dans les autres ce que nous condamnons vigoureusement dans nous-mêmes : c'est la morale perfectionnée, et cette morale est le plus souvent celle de La Bruyère.

1

On est toujours étonné de la critique que La Bruyère

Chap. xi. Des Jugemens.

2 Corneille, dans les Horaces, acte v, scène 11.

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