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sont abîmées! C'est par ce chemin que nous est venue la pensée.

L'Océan n'a point de passé : le passé de la Méditerranée commence avec la première nation qui a pu en recueillir les annales. L'Océan n'a guère eu jusqu'ici que le triste honneur d'écraser de temps en temps, dans quelque coin du monde, contre un rocher inconnu, quelque vaisseau aventureux ou quelque pirogue de sauvage, perdue dans les brumes australes. La Méditerranée a dévoré des générations et des empires; elle a fourni des champs de bataille à toutes les nations du monde et des tombeaux à tous les vaincus; elle a aidé toutes les civilisations rivales à s'entre-détruire, et souvent elle a vidé d'elle-même la querelle, en faisant passer son flot sur les combattants. Toutes les poésies ont pris naissance sur ses rivages et ont glissé sur son onde caressante; elle les a portées d'un ays à l'autre, et les a déposées sur toutes les rives où il a plu à Dieu qu'elles en fissent germer et fleurir d'autres. C'est là que la Bible a puisé pour remplir ses cataractes; c'est là qu'Homère a fait crever les nuées de Jupiter et descendre ses pluies; c'est là qu'il a montré l'homme luttant contre les dieux.

Mais, en revanche, il y a dans le grand Océan l'inconnu, l'infini, des plages où l'homme n'a pas encore passé, où jamais peut-être il ne passera, à la différence de la Méditerranée, qui n'a pas dans son sein la place d'une barque où l'homme n'ait tracé un sillon; et c'est cet inconnu qui fait le charme de l'Océan. Qui sait, d'ailleurs, si l'histoire ne franchira pas quelque jour les colonnes d'Hercule, pour se fixer, avec de nouvelles proportions dignes de son nouveau théâtre, sur les plages de l'Océan? N'y a-t-il pas un rapport mystérieux et nécessaire entre l'infini et l'avenir?

Et puis, l'Océan a le flux et le reflux; c'est un être qui vit, qui respire, qui se meut toujours dans son repos,

comme toute créature organisée; qui a de magnifiques calmes et d'épouvantables colères, sans que son mouvement régulier, sans que sa respiration en soit suspendus. C'est cette vie si puissante et si majestueuse, c'est ce battement si régulier du cœur du gand être qui vous fait passer sur ses rivages d'enivrantes heures. Je comprendrais qu'à la vue de l'Océan un esprit qui ne serait pas encore prêt pour Dieu fût tenté de panthéisme; car l'Océan n'est-il pas l'âme du monde, lui qui borde toutes les contrées où il y a des hommes, lui qui est tout à la fois la ceinture et le noyau du globe terrestre? Et si vous songez que ce grand être, qui dort sur un de ses rivages, laissant les enfants s'y jouer sans crainte dans ses flots et nager au-devant de ses marées, sur un autre est soulevé tout entier par des tempêtes qui font que les hommes s'enferment dans leurs maisons et prient Dieu pour ceux qui . sont en mer; que l'Océan reçoit dans son sein tous les cieux; qu'il réfléchit le même jour les beaux soleils de la Méditerranée et les soleils mourants du pôle; qu'il est tout à la fois illuminé par les astres de la nuit et rempli par l'astre du jour; qu'il voit, dans le même moment, tous les crépuscules qui meurent et toutes les aurores qui naissent, tous les soirs pâlissants et tous les joyeux matins ; qu'il n'est donné à aucun nuage de traverser toute son immensité, ni à aucun oiseau de s'éloigner de ses rives; si vous songez à toutes ces choses, l'Océan vous fera peut-être oublier la Méditerranée, mais la Méditerranée ne peut vous faire oublier l'Océan.

(Souvenirs de voyages.)

SILVESTRE DE SACY

(1801)

M. Samuel-Ustazade-Silvestre DE SACY, fils du baron Silvestre de Sacy, linguiste de premier ordre, est né à Paris. Après de brillantes études, il se fit recevoir avocat; mais, comme tant d'autres, il abandonna bientôt le barreau pour les lettres. Entré au Journal des Débats en 1828, il en fut pendant vingt ans le principal rédacteur politique, et devint un des hommes les plus considérés de la presse parisienne. C'est pour avoir toujours montré l'accord d'un beau talent et d'un beau caractère, qu'en 1854, il fut élu membre de l'Académie française, sans avoir publié aucun livre.

M. de Sacy s'est délassé de temps en temps des luttes poli tiques en écrivant quelques articles de critique littéraire, qui ont été réunis depuis peu en deux volumes, sous le titre de Variétés littéraires, morales et historiques. L'auteur n'appartient à aucune des écoles de critique contemporaine; il ne professe aucun système. Passionné pour le beau, le vrai et le bon, il préfère à tout les anciens et les écrivains du XVIIe siècle, qu'il rappelle par la pureté de son style. Un livre lui plaît ou lui déplaît, dit-il, selon qu'il s'approche ou qu'il s'éloigne des vieux modèles qu'il adore avec ferveur. On a dit de lui qu'il met de l'onction dans la critique : c'est un trait qui peint l'écrivain et fait deviner l'homme.

Nous devons à M. de Sacy une Bibliothèque spirituelle en dixsept volumes, où il a réuni ce qu'on a écrit de plus sensé et de plus aimable en fait de dévotion; il y a la traduction de l'Imitation de Jésus-Christ, par le chancelier de Marillac, l'Introduction à la Vie dévote, par saint François de Sales, les Lettres spirituelles de Fénelon, des Extraits de Nicole, des Sermons choisis et les Lettres de piété de Bossuet.

Pourquoi, dans l'éloquence des avocats, l'audience finie, tout s'éteint

Est-ce la faute des affaires? je ne le crois pas. Il y a d'admirables plaidoyers dans les œuvres de Cicéron, et

encore aujourd'hui on ne les lit pas sans une émotion profonde. C'est donc la faute des avocats? Mais que leur manque-t-il quand on les entend? Pourquoi ce qui a fait pleurer, ce qui a fait frémir les auditeurs les plus indifférents et le juge lui-même, ne ferait-il pas pleurer et frémir la postérité la plus lointaine? La postérité! hélas! les contemporains ne sont que trop souvent témoins de ces refroidissements subits qui mettent une si prodigieuse différence entre le jugement de l'auditeur et celui du lecteur. Est-ce que le cœur humain n'est pas toujours et partout le même? Est-ce qu'on ne tire pas de ce cœur, qui ne change jamais, ce qui le touche? Et comment dès lors ce qui l'a touché une fois ne le touche-t-il pas éternellement? L'action, je le sais, est une grande partie de l'orateur, et l'action c'est le geste, c'est la voix, c'est le visage, mobile et vivant tableau des affections de l'âme ; c'est, en un mot, tout ce qui passe, et qu'aucun art ne saurait fixer et rendre. Où est le geste si noble de Massillon, la majestueuse. figure de Bossuet? Où est l'action entraînante de Cicéron et de Démosthène? Nos avocats, que je sache, ne sont donc pas plus malheureux de ce côté-là qu'aucun de ceux qui ont jamais parlé en public, et dont l'éloquence a survécu; ils subissent la condition commune. Est-ce à quelques incorrections inévitables de langage, aux lenteurs, aux détours, à la surabondance de l'improvisation, qu'il faut attribuer la mort, souvent trop rapide, des œuvres les plus éclatantes du palais? Un avocat ne publie pas ses plaidoyers sans les revoir. La plume retranche ce que la parole toute vive a laissé échapper d'incorrect; et là où est l'éloquence, la vraie, l'immortelle éloquence, ne croyez pas qu'une phrase peu harmonieuse ou un mot barbare soit capable de l'étouffer! Elle soulève une enveloppe, même grossière; elle brille de sa propre lumière; elle perce jusqu'aux nuages d'une parole confuse. Est-il possible d'ailleurs d'aller à l'âme

de ses auditeurs, dans l'improvisation la plus négligée, sans trouver le tour qui exprime le mieux la chose même? L'émotion n'est-elle pas créatrice du langage, et ne produit-elle pas le mot en même temps que l'idée?

Je sais qu'on reproche en général aux avocats de ne savoir pas écrire, s'ils savent parler, et d'être plus propres aux effets fugitifs de l'audience qu'aux effets durables du style. Ceci demande encore une explication. Qu'est-ce que savoir écrire? Qu'est-ce que le style? Par quel secret les grands orateurs et les grands écrivains ont-ils réussi à intéresser éternellement les hommes à des causes que le changement des mœurs, des idées, des lois devrait, ce semble, nous rendre parfaitement étrangères? Si je ne me trompe, ce qui manque surtout à l'éloquence du palais, et peut-être trop souvent aussi à l'éloquence de notre tribune politique, c'est la philosophie, cette philosophie qui sonde profondément le cœur humain, et qui, par la connaissance qu'elle acquiert de ses ressorts fondamentaux, sait ramener l'accident au principe, l'infinie variété des faits à un petit nombre de types impérissables, le passager à l'immortel! On peut éblouir son temps sans cette philosophie; on peut être l'homme du jour; on n'est pas sans elle un grand orateur et un grand écrivain pour la postérité. On a le costume du talent, on n'en a pas le corps; on jouit de la mode, on périt avec elle. Donnez-moi dix lignes d'un orateur ou d'un écrivain vraiment philosophe; ces dix lignes le soutiendront sur le courant des âges; elles placeront leur auteur au nombre de ces grands esprits qui représentent non un temps, non un peuple, mais l'humanité même. Il sera l'égal de ceux qui ont si peu d'égaux. Ces fortes études philosophiques, les fait-on au palais? Non, et d'autant moins que les études même de jurisprudence ont baissé. On déploie au palais d'immenses ressources de talent et d'esprit; mais, au lieu de réduire la cause à l'art, on su

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