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dans le temps des conseils minutieux et réitérés, où le fabuliste était complice des réprimandes, et le docteur de la morale de ménage. Mais si, dans cet orgueil de la vie, il en est un qui, par désœuvrement ou par fatigue de quelque plaisir que son imagination avait grossi, ouvre le livre dédaigné, quelle n'est pas sa surprise, en se retrouvant pårmi les animaux auxquels il s'était intéressé enfant, de reconnaître par sa propre réflexion, non plus sur la parole du maître ou du père, la ressemblance de leurs aventures avec la vie, et la vérité des leçons que le fabuliste en a tirées!

Ce temps d'ivresse passé, quand chacun a trouvé enfin la mesure de sa taille en s'approchant d'un plus grand, de ses forces en luttant avec un plus fort, de son intelligence en voyant le prix remporté par un plus habile; quand la maladie, la fatigue lui ont appris qu'il n'y a qu'une mesure de vie; quand il est arrivé à se défier même de ses espérances, alors revient le fabuliste qui savait tout cela, et qui le lui dit, et qui le console, non par d'autres illusions, mais en lui montrant son mal au vrai, et tout ce qu'on peut en ôter de points par la comparaison avec le mal d'autrui.

Vieillards enfin, arrivés au terme « du long espoir et << des vastes pensées, » le fabuliste nous aide à nous souvenir. Il nous remet notre vie sous nos yeux, laissant la peine dans le passé, et nous réchauffant par les images du plaisir. Enfermés dans ce petit espace de jours précaires et comptés, quand la vie n'est plus que le dernier combat contre la mort, il nous en rappelle le commencement et nous en cache la fin. Tout nous y plaît : la morale, qui se confond avec notre propre expérience, de telle sorte que lire le fabuliste, c'est ranimer l'art, dont nous sommes touchés jusqu'à la fin de notre vie comme d'une vérité supérieure et immortelle; les mœurs et les caractères des animaux, auxquels nous prenons le même

plaisir qu'étant enfants, soit ressouvenir des imperfecotins des hommes, soit l'effet de cette ressemblance justement remarquée entre la vieillesse et l'enfance. Il est peu de vieillards qui n'aient quelque animal familier, c'est quelquefois le dernier ami; celui-là du moins est connu. Il souffre nos humeurs et joue avec la même grâce pour le vieillard que pour l'enfant. Le maître du chien n'ą ni Age, ni condition, ni fortune; le faible est pour le chien e seul puissant de ce monde; le.vieillard lui est un enfant aux fraîches couleurs; le pauvre lui est roi.

(Histoire de la littérature française.)

La Méditerranée et l'océan

Le plus grand charme de cette mer (la Méditerranée) c'est que chaque fois qu'on la voit on la trouve différente de la veille, et que plus on la voit, moins on la connaît. Elle a des changements déterminés par le souffle du vent et par les variations du ciel, et puis elle en a qui lui sont propres et qu'on peut bien appeler ses caprices. Elle est insaisissable dans ses aspects sans nombre, dans les rapides successions des teintes que prennent ses flots mobiles; elle nous attire et nous fuit comme ces yeux de femme, tour à tour languissants ou vifs, tristes ou rieurs, éblouissants ou voilés, dont les regards sont si rapides que vous ne pouvez ni les rencontrer, ni vous en détacher. D'où lui vient donc cette mobilité ? Tandis que le ciel au-dessus d'elle est pur et sans nuages, d'où vient ce souffle qui chasse devant lui ces petits flots et les mène mourir sur le sable du rivage, souffle égal et doux comme la respiration d'un enfant qui dort? Est-ce qu'elle est avertie de tout ce qui se passe sur tous ses rivages, et en éprouve le contre-coup lointain, comme notre âme celui de toutes nos sensations? Est-ce que le navire qui quitte le port d'Alexandrie remue la mer jusque sous la

frêle barque marseillaise qui vogue à cinq cents lieues de là? Est-ce que le cercle que fait la pierre d'un enfant de Chypre jouant au bord de la mer de l'archipel arrive en s'élargissant, comme le sillon creusé par le puissant vaisseau de guerre, jusqu'aux rives les plus reculées de la Méditerranée ?— Qui sait cela ?

La première fois que je vis la Méditerranée, je fus médiocrement frappé. C'était un lac délicieux, mais c'était. un lac; je ne retrouvais pas là le grand être au milieu duquel les plus vastes continents sont des îles, et dont la respiration et l'aspiration durent douze heures. Point de flux et de reflux, point de mer. A quelques pas du rivage, mes impressions avaient déjà changé. Je plongeais mes mains dans cette eau d'un bleu vert qui ne peut se peindre et où l'on voudrait se jeter. L'ombre du bateau qui présentait son flanc au soleil formait comme une grande barque d'émeraude. J'étais inondé de toutes les couleurs du prisme; j'avais en face le soleil, qui me jetait aux yeux des milliers de paillettes d'or. Devant nous, une magnifique nappe d'eau azurée, d'une couleur uniforme, paraissait déjà s'ébranler pour faire place au bateau. Derrière nous, l'eau déplacée formait comme une petite val peu profonde qui se remplissait à un bout en même temp qu'elle se creusait à l'autre, et dont les deux côtés, frappés, l'un directement, l'autre par réflexion, par les rayons du soleil, ressemblaient à deux glaces opposées, dont l'une reflète la lumière affaiblie qu'elle a reçue de l'autre. Je n'avais pas assez de mes yeux pour tout cela.

Le lendemain, même calme dans l'air, même purets dans le ciel, même souffle doux et insensible, qui soulevait à peine les cheveux gris de mon vieux batelier, vieil lard à belle et noble face, né sur le sol de la France, cà il avait vécu soixante-dix ans, sans avoir trouvé à y apprendre un mot de français; même soleil au haut des cieux, versant sur la mer une chaleur douce et bienfai

sante; rien de changé, ni dans ce qui m'environnait, ni dans mes dispositions, si ce n'est que j'avais bien plus l'amour que la veille pour cette mer; -et cependant son sein s'était ému; elle roulait de petites vagues capricieuses qui venaient assiéger les flancs de la barque; le était pleine de brisants qui me donnaient l'illusion des brisants de l'Océan. Elle nous balançait avec la grâce d'une mère qui berce son enfant, et ce roulis, trop faible pour soulever le cœur, l'endormait comme une boisson assoupissante. Je sentais tout mon corps s'abandonner à ces mouvements et flotter comme les vagues. Le batelier, les bras pendants sur ses rames immobiles, prit sa pipe d'écume de mer et me demanda, par un signe expressif, si l'odeur du tabac m'incommodait. Sur ma réponse, cu plutôt sur mon signe négatif, il se mit à fumer sa pipe, et nous allions tous deux sur l'eau, sans rames, sans gouvernail, ivres chacun d'une ivresse de notre goût, lui des fumées de sa pipe, moi du doux roulis de la barque. Quelles délices que d'aller ainsi, et sur une telle mer! Les caresses du grand Océan sont celles d'un homme; les caresses de la Méditerranée sont celles d'une femme. Son petit flot argentin ne gronde pas, il murmure; il ne fouille pas les cailloux du rivage et ne les remue pas avec un bruit de râle, il glisse dessus et les polit.

La dernière fois que je vis la Méditerranée, quelque chose avait changé. C'était d'abord moi, qui venais lui faire une visite d'adieu, et que la nécessité, sous la forme aimable d'une lettre venue du pays et de la famille, avertissait de songer au départ. C'était ensuite le vent, qui soufflait avec une certaine force et avait semé le ciel de nuages blancs, roses et allongés comme la laine blanche sous le peigne, ou comme une neige fraîchement balayće. Du reste, nul trouble apparent dans l'air, et puis toujours ce beau soleil qui, depuis trois mois, n'avait pas

fait faute un seul jour à la Provence. Oh! alors ce n'était plus un lac ni une mer aux caresses de femme: un souffle de vent avait renversé tout l'édifice de mes premières comparaisons, image fidèle de ce qui advient de bien des poésies vraies. Ce souffle, qui courbait à peine les grands roseaux du rivage, avait suffi pour donner un aspect formidable à cette mer. J'avais devant moi un magnifique spectacle. Des voiles blanches venaient de tous les points de l'horizon; quelques-unes vues tout entières, d'autres vues de moitié, d'autres apparaissant à l'horizon comme des points blancs ou comme de petits nuages pâles, montant d'un ciel dans un autre. J'étais debout sur un rocher miné par l'eau et dont la crête s'avance de plusieurs pieds dans la mer. Le bruit de la vague qui s'engouffrait sous cette roche, et qui la ronge incessamment, était plein de grandeur. Il n'y a que la Bible qui ait dit une grande et incomparable chose sur la mer; c'est ceci: Tu n'iras pas plus loin. Rien ne donne mieux ni plus complétement la double idée de force et d'impuissance. Ces flots infatigables, qui reviennent sans cesse battre le rivage, et qui, sans cesse refoulés, sans cesse reviennent à la charge avec des efforts inégaux, comme s'ils se lassaient quelquefois; qui, à vingt pas de la rive, vous briseraient comme un verre, et qui se brisent eux-mêmes en écume à vos pieds, si vous n'allez pas vous-même plus loin qu'il ne vous est permis, tout cela n'a été bien exprimé que par la Bible, dans ce mot: Tu n'iras pas plus loin!..... On ne dit une telle chose qu'à un être fort, plus fort que tout dans la limite qui lui a été tracée; on ne dit une telle chose qu'à la foudre, au torrent, à la mer; et on ne le dit que quand on est Dieu!

Que de voix confuses et lointaines dans le bruit qui vient de la Méditerranée! Que de civilisations ont sillonné cette mer! Que de pavillons y ont échangé des signaux! Que d'événements s'y sont dénoués! Que d'histoires s'y

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