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tante il est patient et vivace. La force de vivre fait essentiellement partie du génie. Voyez Homère, le Dante, le Tasse, Milton: le malheur ne leur a pas manqué; ils ont vécu cependant, parce qu'ils avaient en eux la force qui fait supporter les peines de la vie. Dieu ne leur avait pas donné le génie comme un parfum léger qui s'évapore dès qu'on secoue le flacon qui le contient, mais comme un viatique généreux qui soutient l'homme pendant un long voyage. Quoi! vous avez en vous une pensée divine et immortelle, et vous ne savez pas supporter les ennuis de la vie, le dédain des sots, la méchanceté des calomniateurs, la froideur des indifférents! Quoi! vous marchez la tête dans les cieux, et vous vous plaignez, parce qu'un insecte caché dans l'herbe vous a piqué le pied en passant!

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Sauvez, me dit-on, le génie de sa propre faiblesse et de sa langueur. Mais je me défie du génie qui ne peut vivre qu'en serre chaude, et je n'attends de cette plante souffreteuse ni fleurs qui aient de parfum, ni fruits qui aient de saveur. On s'écrie qu'il ne faut au génie que deux choses: la vie et la rêverie, le pain et le temps. Le pain! Dieu a dit à l'homme qu'il ne le mangerait qu'à la sueur de son visage. Pourquoi le génie serait-il dispensé de cette loi du travail, qui est la loi de Dieu ? Mon travail, dit le génie, c'est de rêver. Hélas! la rêverie n'est pas une profession que la société puisse reconnaître et récompenser. Elle a tort, dit-on; c'est à la rêverie que nous devons la poésie, et la poésie doit avoir son prix dans le monde. Oui! aussi obtient-elle le plus beau prix que l'homme puisse donner à l'homme : elle obtient la gloire. Et voyez quelle admirable justice dans cette distribution que l'homme fait de la gloire aux grands poëtes! Jusqu'au jour où la poésie sort, grande et belle, des longues rêveries du poëte, personne ne savait si son rêve serait stérile ou fécond, et s'il resterait à l'homme éveillé quelque chose des enchantements de l'homme en

dormi; car enfin si le rêveur n'a à me raconter, en s'éveillant, que les sornettes de sa nuit, pourquoi le récompenserais-je ? pourquoi lui dirais-je: Rêvez, rêvez encore, faiseur de mauvais songes; pendant votre sommeil, je ravaillerai pour vous? Non au travail incertain de la rêverie l'homme a raison d'offrir seulement l'espérance incertaine de la gloire. C'est à l'aide de l'espérance de la gloire qu'il entretient la rêverie tant qu'elle rêve, ne sachant pas ce qu'enfanteront ces rêves. Mais le jour où la poésie s'élance du cerveau du divin songeur, alors, outre la gloire, l'homme donne au génie, de notre temps surtout, la fortune et les honneurs; et souvent alors, chose étrange, c'est le moment que Dieu semble choisir pour retirer au génie quelque chose de sa force et de sa beauté; comme si, lorsque l'homme s'empresse d'ajouter ses dons aux dons que Dieu a faits, Dieu reprenait aussitôt les siens, pour éviter le mélange entre les trésors de la terre et les trésors du ciel.

(Cours de littérature dramatique.)

Histoire de Colomba 1

Colomba a vu périr son père assassiné par son ennemi, l'avocat Barricini. L'assassin a su dérober son crime aux yeux de la justice; mais Colomba n'a pas mis l'espoir de sa vengeance dans les froides sévérités de la loi. Elle a un frère, lieutenant dans la garde impériale, qui doit bientôt revenir en Corse. C'est lui qui est maintenant le chef de la famille, et c'est lui qui, selon les idées de la Corse, doit venger son père. Il revient enfin cet Oreste attendu si longtemps; mais son séjour sur le continent lui a fait concevoir, de l'honneur et de la jus

1. Héroïne d'un roman de M. Mérimée.

tice, d'autres sentiments que ceux de ses compatriotes et surtout de sa sœur: il déteste la vendetta 1. Il faut voir alors avec quel mélange d'amour fraternel et d'ardeur de vengeance Colomba pousse son frère à ce meurtre expiatoire, qu'elle eût elle-même accompli si elle n'eût cru que l'exécution de la vengeance appartenait à son frère comme chef de la famille.

Dans Colomba, l'amour qu'elle a pour son frère et la haine qu'elle a pour Barricini s'unissent et se confondent; les deux sentiments n'en font qu'un comme dans Électre. Ce que l'amour fraternel inspire à Colomba sert aussi à sa rancune, et ce que la rancune lui conseille sert aussi à l'amour fraternel; quand son frère passe devant la maison des Barricini, Colomba a soin de le couvrir de son corps; en même temps elle excite sa colère et sa haine contre ses ennemis par tous les moyens qu'elle peut inventer, bons et mauvais. Elle le mène à la place où son père a été tué; puis, de retour à la maison, elle lui montre une chemise couverte de larges taches de sang: « Voici la chemise de notre père, Orso, » -et elle la jeta sur ses genoux; « voici le plomb qui l'a frappé, » et elle posa sur la chemise les deux balles oxydées. « Orso, mon frère, cria-t-elle en se précipitant dans ses bras et l'étreignant avec force, Orso, tu le vengeras! >>

Malgré sa répugnance pour la vendetta, Orso, excité par sa sœur et par l'opinion de ses compatriotes, et de plus attaqué dans la montagne par les deux fils de l'avocat Barricini, les tue et accomplit la vengeance de Colomba. Mais il est forcé, dans les premiers moments, de se cacher dans les macchi, c'est-à-dire dans les broussailles impénétrables qui, en Corse, servent de retraite aux banditi. C'est alors qu'éclate plus vivement que ja

1. Vengeance.

mais l'amour de Colomba pour son frère. Quelles vives angoisses quand elle apprend qu'il a dû rencontrer ses ennemis dans la montagne! Quelle émotion quand Celina, la nièce d'un des bandits près desquels Orso s'est réfugié, arrive montée sur le cheval d'Orso. « Mon frère est mort! » s'écria Colomba d'une voix déchirante... Tous coururent à la porte de la maison. Avant que Celina pût sauter à bas de sa monture, elle était enlevée comme une plume par Colomba, qui la serrait à l'étouffer. L'enfant comprit son terrible regard, et sa première parole fut: Il vit! Colomba cessa de l'étreindre, et Celina tomba à terre aussi lestement qu'une jeune chatte.

Les autres? demanda Colomba d'une voix rauque. Celina fit le signe de la croix avec l'index et le doigt du milieu. Aussitôt une vive rougeur succéda, sur la figure de Colomba, à sa pâleur mortelle; elle jeta un regard ardent sur la maison des Barricini, et dit en souriant à ses hôtes: «Rentrons prendre le café. »

(Cours de littérature dramatique.)

VICTOR HUGO

(1802)

M. le vicomte Victor Hugo, un des plus grands poëtes lyriques de notre littérature, occupe aussi une place éminente parmi nos prosateurs contemporains. En prose comme en vers, c'est un artiste consommé en fait de style. Quand il veut écrire avec mesure, il a des pages dignes des maîtres. Mais, en général, le style chez lui s'enrichit trop aux dépens de l'idée et du sentiment. Il y a une luxuriante exubérance de mots, de figures,

d'images, qu'on ne trouverait peut-être dans aucun de nos écrivains. Il y a trop de tintamarre là-dedans, dirait M. Jourdain. On n'est pas seulement ébloui, on est étourdi.

M. le vicomte Victor Hugo a écrit en prose des Préfaces remarquables, qui sont la poétique de l'école nouvelle; Un voyage sur le Rhin et plusieurs romans, dont le meilleur est intitulé Notre-Dame de Paris, et le dernier, les Misérables 1.

Une histoire d'ours

Je me rappelle qu'il y a sept ou huit ans j'étais allé à Claye, à quelques lieues de Paris. Je m'en revenais à pied ; j'étais parti d'assez grand matin, et vers midi, les beaux arbres de la forêt de Bondy m'invitant, à un endroit où le chemin tourne brusquement, je m'assis, adossé à un chêne, sur un talus d'herbe, les pieds pendant dans un fossé, et je me mis à crayonner sur mon livre vert.

Comme j'achevais la quatrième ligne, je lève vaguement les yeux, et j'aperçois de l'autre côté du fossé, sur le bord de la route, devant moi, à quelques pas, un ours qui me regardait fixement. En plein jour on n'a pas de cauchemar; on ne peut être dupe d'une forme, d'une apparence, d'un rocher difforme ou d'un tronc d'arbre absurde. A midi, par un soleil de mai, on n'a pas d'hallucinations. C'était bien un ours, un ours vivant, un véritable ours, parfaitement hideux du reste. Il était gravement assis sur son séant, me montrant le dessous poudreux de ses pattes de derrière, dont je distinguais. toutes les griffes, ses pattes de devant mollement croisées sur son ventre. Sa gueule était entr'ouverte; une de ses oreilles, déchirée et saignante, pendait à demi; sa lèvre inférieure, à moitié arrachée, laissait voir ses crocs déchaussés; un de ses yeux était crevé, et avec l'autre il me regardait d'un air sérieux.

4. Voyez la Notice de M. Victor Hugo dans les Poëtes.

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