Page images
PDF
EPUB

sur lui, sur ce qu'il a souffert, sur ce qu'il a dit, sur ses volontés. >>

Et, comme la nuit était très-claire, je vis encore que j'étais attentivement observé par ses grands yeux noirs. « Je craignais d'être indiscret... » dis-je avec embarras. Il me serra le bras, comme pour m'empêcher de parler davantage.

« Ce n'est pas cela, dit-il, my child, ce n'est pas cela. »> Et il secouait la tête avec doute et bonté.

« Il est certain, dis-je, que je ne connaissais pas mon père; je l'ai à peine vu à Malte une fois.

Voilà le vrai! cria-t-il. Voilà le cruel, mon ami! mes deux filles diront un jour comme cela. Elles diront: Nous ne connaissons pas notre père! Sarah et Mary diront cela! et cependant je les aime avec un cœur ardent et tendre; je les élève de loin, je les surveille de mon vaisseau, je leur écris tous les jours, je dirige leurs lectures, leurs travaux; je leur envoie des idées et des sentiments, je reçois en échange leurs confidences d'enfants; je les gronde, je m'apaise, je me réconcilie avec elles; je sais tout ce qu'elles font! Je sais quel jour elles ont été au temple avec de trop belles robes. Je donne à leur mère de continuelles instructions pour elles; je prévois d'avance qui les aimera, qui les demandera, qui les épousera; leurs maris seront mes fils; j'en fais des femmes pieuses et simples; on ne peut pas être plus père que je ne le suis... Eh bien! tout cela n'est rien, parce qu'elles ne me voient pas! >>

Il dit ces derniers mots d'une voix émue, au fond de laquelle on sentait des larmes... Après un moment de silence, il continua:

« Oui, Sarah ne s'est jamais assise sur mes genoux que lorsqu'elle avait deux ans, et je n'ai tenu Mary dans mes bras que lorsque ses yeux n'étaient pas ouverts enore. Oui, il est juste que vous ayez été indifférent pour

votre père, et qu'elles le deviennent un jour pour moi. On n'aime pas un invisible. Qu'est-ce pour elles que leur père? Une lettre de chaque jour, un conseil plus ou moins froid. On n'aime pas un conseil, on aime un être, et un être qu'on ne voit pas n'est pas, on ne l'aime pas ; - et quand il est mort, il n'est pas plus absent qu'il n'était déjà, et on ne le pleure pas. »

Il étouffait et il s'arrêta. Ne voulant pas aller plus loin dans ce sentiment de douleur devant un étranger, il s'éloigna, il se promena quelque temps et marcha sur le pont de long en large. Je fus d'abord très-touché de cette vue, et ce fut un remords qu'il me donna de n'avoir pas assez senti ce que vaut un père, et je dus à cette soirée la première émotion bonne, naturelle, sainte, que mon cœur ait éprouvée. A ces regrets profonds, à cette tristesse insurmontable au milieu du plus brillant éclat militaire, je compris tout ce que j'avais perdu en ne connaissant pas l'amour du foyer, qui pouvait laisser dans un grand cœur de si cuisants regrets; je compris tout ce qu'il y avait de factice dans notre éducation barbare et brutale, dans notre besoin insatiable d'action étourdissante; je vis, comme par une révélation soudaine du cœur, qu'il y avait une vie adorable et regrettable dont j'avais été arraché violemment, une vie véritable d'amour paternel, en échange de laquelle on nous faisait une vie fausse, toute composée de haines et de toutes sortes de vanités puériles; je compris qu'il n'y avait qu'une chose plus belle que la famille et à laquelle on pût saintement l'immoler : c'était l'autre famille, la patrie. Et tandis que le vieux brave, s'éloignant de moi, pleurait parce qu'il était bon, je mis ma tête dans mes deux mains, et je pleurai de ce que j'avais été jusque-là si mauvais...

Cependant c'était une vie cruelle que je menais, et je trouvais bien longues les journées mélancoliques de la mer. Nous ne cessâmes, durant des années entières, de

rôder autour de la France, et sans cesse je voyais se dessiner à l'horizon les côtes de cette terre que Grotius a nommée le plus beau royaume après celui du ciel; puis nous retournions à la mer, et il n'y avait plus autour de moi, pendant des mois entiers, que des brouillards et des montagnes d'eau. Quand un navire passait près de nous ou loin de nous, c'est qu'il était anglais; aucun autre n'avait permission de se livrer au vent, et l'Océan n'entendait plus une parole qui ne fût anglaise. Les Anglais mêmes en étaient attristés et se plaignaient qu'à présent l'Océan fût devenu un désert où ils se rencontraient éternellement, et l'Europe une forteresse qui leur était fermée. Quelquefois ma prison de bois s'avançait si près de la terre, que je pouvais distinguer des hommes et des enfants qui marchaient sur le rivage. Alors le cœur me battait violemment, et une rage intérieure me dévorait avec tant de violence que j'allais me cacher à fond de cale pour ne pas succomber au désir de me jeter à la nage; mais quand je revenais auprès de l'infatigable Collingwood, j'avais honte de mes faiblesses d'enfant ; je ne pouvais me lasser d'admirer comment à une tristesse si profonde il unissait un courage si agissant. Cet homme, qui, depuis quarante ans, ne connaissait. que la guerre et la mer, ne cessait jamais de s'appliquer à leur étude comme à une science inépuisable. Quand un navire était las, il en montait un autre comme un cavalier impitoyable; il les usait et les tuait sous lui. Il en fatigua sept avec moi. Il passait les nuits tout habillé, assis sur ses canons, ne cessant de calculer l'art de tenir son navire immobile, en sentinelle, au même point de la mer, sans être à l'ancre, à travers les vents et les orages; il exerçait sans cesse ses équipages et veillait sur eux et pour eux; cet homme n'avait joui d'aucune richesse, et tandis qu'on le nommait pair d'Angleterre, il aimait sa soupière d'étain comme un matelot; puis, redescendu chez

lui, il redevenait père de famille et écrivait à ses filles de ne pas être de belles dames, de lire, non des romans, mais l'histoire, des voyages, des essais et Shakspeare tant qu'il leur plairait; il écrivait : « Nous avons combattu le jour de la naissance de ma petite Sarah, » après la victoire de Trafalgar, que j'eus la douleur de lui voir gagner, et dont il avait tracé le plan avec son ami Nelson, à qui il succéda.

Quelquefois il sentait sa santé s'affaiblir, il demandait grâce à l'Angleterre; mais l'inexorable lui répondait : Restez en mer, et lui envoyait, une dignité ou une médaille d'or par chaque belle action; sa poitrine en était surchargée. Il écrivait encore: << Depuis que j'ai quitté mon pays, je n'ai pas passé dix jours dans un port, mes yeux s'affaiblissent; quand je pourrai voir mes enfants, la mer m'aura rendu aveugle. Je gémis de ce que, sur tant d'officiers, il est si difficile de me trouver un rémplaçant supérieur en habileté. » L'Angleterre répondait : Vous resterez en mer, toujours en mer. Et il y resta jusqu'à sa mort.

(SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES, liv. III. Un homme de mer.)

SAINT-MARC GIRARDIN

(1801)

M. Saint-Marc GIRARDIN est né à Paris. Il entra jeune dans l'enseignement, puis dans la presse, qui l'a conduit à la Sorbonne, au conseil de l'instruction publique, à la députation et à l'Académie française. Le principal ouvrage de M. Saint-Marc Girardin est un Cours de littérature dramatique, ou De l'usage des passions

dans le drame, chez les anciens et les modernes. Il prend un sentiment, l'amour paternel, par exemple; il examine comment on l'a exprimé autrefois, comment on l'exprime aujourd'hui, et il cherche à tirer de cette comparaison quelque instruction utile, quelque leçon de goût et de morale. Ainsi, d'un cours de littérature il fait un véritable cours de morale, où les notions les plus justes sur le vrai et le bien s'unissent au sentiment le plus exquis de l'art. « J'ai aimé, dit-il, à montrer l'union qui existe entre le bon goût et la bonne morale. » C'est le côté moral qui fait l'originalité et le principal mérite de cet excellent ouvrage.

Comme écrivain, M. Saint-Marc Girardin se distingue par le bon sens, par un esprit fin et enjoué, un atticisme élégant et une grâce familière qui rappellent à la fois Voltaire et Fénelon. Nous avons encore de M. Saint-Marc Girardin des Notices politiques et littéraires sur l'Allemagne; des Essais de littérature et de morale, recueil d'articles sur la littérature, la morale et la religion; les Souvenirs et réflexions. politiques d'un journaliste, choix de ses meilleurs articles écrits dans le Journal des Débats.

La société et les poëtes

Je sais bien que l'ingénieux auteur de Chatterton a rattaché à son personnage une théorie sur les devoirs que la société est tenue de remplir envers les poëtes: elle doit, quand elle rencontre le génie, le soutenir, l'encourager et l'affranchir par ses dons des soins et des embarras de la vie; le génie enfin doit avoir sa liste civile. J'y consens de grand cœur, et mon offrande est prête. Ditesmoi seulement à quel signe je puis le reconnaître. Est-ce à la vanité impatiente? à la promptitude des découragements? à l'avortement des espérances? à l'estime de soi et au dédain d'autrui? Hélas! à ce compte, le génie court les rues; et bien fou qui se ferait débiteur quand il pourrait lui-même, en aidant un peu à ses propres défauts, se faire créancier. A Dieu ne plaise que je veuille ici dresser le signalement du génie! Il me semble seulement que le génie a un signe trop oublié de nos jours, un signe qui le caractérisait autrefois de la manière la plus écla

1

« PreviousContinue »