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piquante, c'était une verve inépuisable; presque toujours sous l'empire d'une seule émotion, il lui donnait les formes les plus variées; il la renouvelait à l'infini par l'expression; ne sentant rien à demi, il ne disait rien faiblement. Il semblait n'avoir jamais trouvé un langage assez précis, assez animé, assez pittoresque; ses sensations les plus fugitives, il les marquait au passage et les fixait par un trait. Sa parole donnait du relief à tout. Si la pensée était commune, il la refrappait à son empreinte; quelquefois même il la rendait excessive pour qu'elle ne servît qu'à lui. Il y a longtemps, vous le savez, que les philosophes déclament contre l'imagination sans avoir en vérité grand intérêt à s'en défendre: n'a pas affaire qui veut à cette charmante ennemie. On a dit qu'elle inspirait Malebranche en se cachant de lui; je ne sais si M. Royer-Collard se défiait de la sienne, mais il n'y paraissait pas à l'entendre.

Avec tant de dons brillants et redoutables, aucun homme n'avait plus besoin de l'excellence de l'âme et de la droiture de la raison. Aucun n'eût couru plus de danger à n'être pas homme de bien; mais il était en sûreté de ce côté-là. Malgré toute sa force, je sais une chose qu'il n'aurait pu supporter; c'est le mécontentement de soi. La paix de la conscience était nécessaire à la liberté de son esprit. Aussi ne pouvait-on l'approcher sans éprouver un prompt respect; c'est qu'il se respectait luimême. Il s'était, le dirai-je, proposé la perfection: ambition présomptueuse peut-être, bien insensée du moins pour la sagesse de nos jours; mais qu'importe? Il faut un modèle idéal à la pratique du bien. Dans la morale comme dans l'art, qui ne tend pas à l'impossible n'accomplit pas même le nécessaire. Je sais qu'à viser si haut on succombe souvent, et qu'on balance à poursuivre ce qu'on désespère d'atteindre. M. Royer-Collard aimait peu à entreprendre. L'action irrévocable plaisait à son

courage et répugnait à sa raison. De même qu'il a peu écrit, parce qu'il ne voulait rien faire que d'achevé, il n'agissait point si de grandes circonstances ou de graves questions ne l'arrachaient à son repos. Il ne se risquait pas légèrement, ayant sous sa garde la paix de son âme et l'unité de sa vie. Il était résolu à ne point se tromper. Comme il ambitionnait l'irréprochable, il aspirait presque à l'infaillible. Avouons qu'à de si hautes conditions l'action est difficile, et la pratique du monde devient un rude problème. La responsabilité pesait à M. Royer-Collard; il ne l'acceptait qu'à la dernière extrémité; et l'on a dit que pour l'éviter il s'était trop souvent abstenu. Mais cependant voyez à quel devoir a-t-il fait défaut?... Quand son temps est venu, qui a touché à plus de choses, qui a laissé plus d'exemples, qui a plus ému les esprits, et, du droit de la pure intelligence, plus réagi sur les affaires? Cet homme spéculatif a prononcé des paroles qui ont remué la France, et par la France le monde. Dans le cours de ses derniers temps, son influence se confond avec la force des choses, et quelques-uns des actes de sa pensée seront des événements de l'histoire.

(Discours de réception à l'Académie française.)

MICHELET

(1798)

M. Jules MICHELET, né à Paris, est entré jeune dans l'enseignement, et s'est voué tout entier au culte de l'histoire. Il a été professeur à l'École normale et au Collège de France. Il a publié plusieurs ouvrages historiques d'un mérite éminent : un Précis de l'histoire moderne, une Traduction abrégée de Vico, une

Introduction à l'histoire universelle, une Histoire romaine, les Mémoires de Luther, les Origines du droit français, une Histoire de France une Histoire de la Révolution française et Les femmes de la Révolution.

M. Michelet possède presque toutes les qualités d'un grand historien. A un vaste savoir il unit une imagination poétique, un rare talent de peindre les individus et les masses; un récit vif, animé, pittoresque; un style plein d'éclat et de coloris. On lui reproche de rapetisser systématiquement les grands hommes au profit des masses, de transformer trop souvent des individus en mythes et des faits en symboles, de se livrer à de vagues généralités et de donner trop d'importance aux causes physiques. On pourrait lui demander aussi une raison plus calme, un ton plus grave, moins de ce lyrisme de style qui vise à l'ode et à l'épopée, et plus de cette impartialité supérieure qui empêche l'histoire de dégénérer en pamphlet.

Outre ses ouvrages historiques, M. Michelet a écrit des pamphlets antichrétiens et des œuvres de fantaisie sur l'hisire naturelle, telles que L'oiseau, L'insecte, La mer, etc., dont la mère ne recommandera pas la lecture à sa fille.

Jeanne d'Arc conduit Charles VII à Reims

Après la bataille de Patay, le moment était venu, ou jamais, de risquer l'expédition de Reims. Les politiques voulaient qu'on restât encore sur la Loire, qu'on s'assurât de Cosne et de la Charité. Ils eurent beau dire cette fois, les voix timides ne pouvaient plus être écoutées. ·Chaque jour, affluaient des gens de toutes les provinces, qui venaient au bruit des miracles de la Pucelle, ne croyaient qu'en elle, et, comme elle, avaient hâte de mener le roi à Reims. C'était un irrésistible élan de pèlerinage et de croisade. L'indolent jeune roi lui-même finit par se laisser soulever à cette vague populaire, à cette grande marée qui montait et poussait au nord. Roi, courtisans, politiques; enthousiastes, tous ensemble, de gré ou de force, les fous, les sages, ils partirent. Au départ, ils étaient douze mille; mais le long de la route la masse

allait grossissant; d'autres venaient, et toujours d'autres; ceux qui n'avaient pas d'armures suivaient la sainte expédition en simples jaques, tout gentilshommes qu'ils pouvaient être, comme archers, comme coutiliers.

L'armée partit de Gien le 28 juin, passa devant Auxerre, sans essayer d'y entrer; cette ville était entre les mains du duc de Bourgogne, que l'on ménageait. Troyes avait une garnison mêlée de Bourguignons et d'Anglais; à la première apparition de l'armée royale, ils osèrent faire une sortie. Il y avait peu d'apparence de forcer une grande ville si bien gardée, et cela sans artillerie. Mais comment s'arrêter à en faire le siége? Comment, d'autre part, avancer en laissant une telle place derrière soi? L'armée souffrait déjà de la faim. Ne valait-il pas mieux s'en retourner? Les politiques triomphaient.

Il n'y eut qu'un vieux conseiller armagnac, le président Maçon, qui fût d'avis contraire, qui comprît que dans une telle entreprise la sagesse était du côté de l'enthousiasme, que dans une croisade populaire il ne fallait pas raisonner. « Quand le roi a entrepris ce voyage, ditil, il ne l'a pas fait pour la grande puissance des gens d'armes, ni pour le grand argent qu'il eût, ni parce que le voyage lui semblait possible; il l'a entrepris, parce que Jeanne lui disait d'aller en avant et de se faire couronner à Reims, qu'il y trouverait peu de résistance, tel étant le bon plaisir de Dieu. »

La Pucelle, venant alors à frapper à la porte du conseil, assura que dans trois jours on pourrait entrer dans la ville. « Nous en attendrions bien six, dit le chancelier, si nous étions sûrs que vous dites vrai. >> - « Six? vous y entrerez demain ! »

Elle prend son étendard, tout le monde la suit aux fossés, elle y jette tout ce qu'on trouve, fagots, portes, tables, solives. Et cela allait si vite que les gens de la ville crurent qu'en un moment il n'y aurait plus de

fossés. Les Anglais commencèrent à s'éblouir, comme à Orléans; ils croyaient voir une nuée de papillons blancs qui voltigeaient autour du magique étendard. Les bourgeois, de leur côté, avaient grand'peur, se souvenant que c'était à Troyes que s'était conclu le traité qui déshéritait Charles VII; ils craignaient qu'on ne fît un exemple de leur ville; ils se réfugiaient déjà aux églises; ils criaient qu'il fallait se rendre. Les gens de guerre ne demandaient pas mieux. Ils parlementèrent, et obtinrent de s'en aller avec tout ce qu'ils avaient.

Ce qu'ils avaient, c'était surtout des prisonniers, des Français. Les conseillers de Charles VII qui dressèrent la capitulation n'avaient rien stipulé pour ces malheureux. La Pucelle y songea seule. Quand les Anglais sortirent avec leurs prisonniers garrottés, elle se mit aux portes, et s'écria: « O mon Dieu! ils ne les emmèneront pas! » Elle les retint en effet, et le roi paya leur rançon.

Maître de Troyes le 9 juillet, il fit le 15 son entrée à Reims, et le 17 il fut sacré. Le matin même, la Pucelle, selon le précepte de l'Évangile, la réconciliation avant le sacrifice, dicta une belle lettre pour le duc de Bourgogne; sans rien rappeler, sans irriter, sans humilier personne, elle lui disait avec beaucoup de tact et de noblesse : « Pardonnez l'un à l'autre de bon cœur, comme doivent faire loyaux chrétiens. >>

Charles VII fut oint par l'archevêque de l'huile de la sainte ampoule, qu'on apporta de Saint-Remi. Il fut, conformément au rituel antique, soulevé sur son siége par les pairs ecclésiastiques, servi des pairs laïques et au sacre et au repas. Puis il alla à Saint-Marcou toucher les écrouelles. Toutes les cérémonies furent accomplies sans qu'il y manquât rien. Il se trouva le vrai roi, et le seul dans les croyances du temps. Les Anglais pouvaient désormais faire sacrer Henri; ce nouveau sacre ne pouvait être, dans la pensée des peuples, qu'une parodie de l'autre.

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