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droite de l'armée russe, privée de tout moyen de retraite, et ayant derrière elle une rivière sans ponts. Le général Gortschakoff, qui commandait cette aile, aperçoit le danger dont il est menacé, veut conjurer l'orage et essaye de charger la ligne française qui s'étend de Posthenen à Heinrichsdorf, formée par le corps du maréchal Lannes, par celui de Mortier, par la cavalerie du général Grouchy. Mais Lannes, avec ses grenadiers, tient tête aux Russes. Le maréchal Mortier, avec le 15 et les fusiliers de la garde, leur oppose une barrière de fer. L'artillerie de Mortier surtout, dirigée par le colonel Balbois et par un excellent officier hollandais, M. Vanbriennen, leur cause des dommages incalculables. Enfin, Napoléon, tenant à profiter des restes du jour, porte toute sa ligne en avant. Infanterie, cavalerie s'ébranlent en même temps. Le général Gortschakoff, tandis qu'il se voit ainsi pressé, apprend que Friedland est occupé par les Français. Il veut le reprendre et dirige une colonne d'infanterie vers les portes de cette ville. Cette colonne y pénètre et refoule un moment les soldats de Dupont et de Ney. Mais ceux-ci repoussent à leur tour la colonne russe. Une nouvelle mêlée s'engage au milieu de cette malheureuse cité dévorée par les flammes, qu'on se dispute à la lueur de l'incendie. Les Français en restent enfin les maîtres, et ramènent le corps de Gortschakoff dans cette plaine sans issue qui lui avait servi de champ de bataille. L'infanterie de Gortschakoff se défend avec intrépidité, et, plutôt que de se rendre, se précipite dans l'Alle. Une partie des soldats`russes, assez heureuse pour trouver des passages guéables, parvient à se sauver. Une autre se noie dans la rivière. Toute l'artillerie demeure dans nos mains. Une colonne. s'enfuit en descendant l'Alle, sous le général Lambert, avec une portion de la cavalerie. L'obscurité de la nuit, le désordre inévitable de la victoire lui facilitent la retraite, et elle réussit à s'échapper de nos mains.

Il était dix heures et demie du soir. La victoire était complète à la gauche et à la droite. Napoléon, dans sa vaste carrière, n'en avait pas remporté une plus éclatante. Il avait pour trophées quatre-vingts bouches à feu, peu de prisonniers à la vérité, car les Russes avaient mieux aimé se noyer que se rendre; mais vingt-cinq mille hommes tués, blessés ou noyés couvraient de leurs corps les deux rives de l'Alle. La rive droite, où beaucoup d'entre eux s'étaient traînés, présentait un spectacle de carnage presque aussi affreux que la rive gauche. Plusieurs colonnes de feu, s'élevant de Friedland et des villages voisins, jetaient une sinistre lueur sur ce lieu, théâtre de douleur pour les uns, de joie pour les autres. Nous n'avions pas à regretter, quant à nous, plus de sept à huit mille hommes morts ou blessés. Sur près de quatre-vingt mille Français, vingt-cinq mille n'avaient pas tiré un coup de fusil. L'armée russe, affaiblie de vingtcinq mille combattants, privée, en outre, d'un grand nombre de soldats égarés, était désormais incapable de tenir la campagne. Napoléon avait dû ce beau triomphe autant à la conception générale de la campagne qu'au plan même de la bataille. En prenant depuis plusieurs mois la Passarge pour base, en s'assurant ainsi d'avance et dans tous les cas le moyen de séparer les Russes de Koenigsberg, en marchant de Guttstadt à Friedland, de manière à les déborder constamment, il les avait réduits à commettre une grave imprudence pour gagner Konigsberg, et avait mérité de la fortune l'heureux hasard de les rencontrer à Friedland, adossés à la rive de l'Alle. Toujours disposant ses masses avec une rare habileté, il avait su, tandis qu'il envoyait soixante et quelques mille hommes sur Koenigsberg, en présenter quatre-vingt mille à Friedland. Et, comme on vient de le voir, il n'en fallait pas autant pour accabler l'armée russe.

(Histoire du Consulat et de l'Empire.)

RÉMUSAT

(1797)

M. Charles DE RÉMUSAT, ancien ministre et membre de l'Académie française, né à Paris, est fils du comte de Rémusat, chambellan de l'empereur, et d'une mère célèbre par son esprit et ses talents, qui a laissé un excellent Essai sur l'éducation des femmes. M. de Rémusat se fit connaître dans la presse libérale sous la restauration, et devint député après la révolution de 1830. D'abord compté parmi les doctrinaires, il se rangea ensuite sous le drapeau de M. Thiers, dont il a depuis suivi la bonne et la mauvaise fortune politique.

M. le comte de Rémusat, héritier de l'esprit de sa mère, est un orateur distingué et un des meilleurs écrivains de l'école éclectique. A la fermeté de la pensée il unit la force et la grâce, l'élévation et la finesse de l'expression. Il a publié des Essais de philosophie, où il combat également le sensualisme de Condillac et les doctrines absolutistes de MM. de Bonald et de Maistre; deux volumes sur Abeilard, qui contiennent une belle vie de ce philosophe et un savant exposé de son épineuse doctrine; un beau Rapport sur la philosophie allemande; des Mélanges intitulés Passé et Présent, recueil d'articles déjà publiés dans le Globe et dans la Revue des Deux Mondes; une Histoire de saint Anselme, archevêque de Canterbury; un volume de Critiques littéraires; l'Angleterre au XVIIIe siècle, études et biographies intéressantes; Politique libérale ou Fragments pour servir à la défense de la Révolution française; de la théologie naturelle en France et en Angleterre, etc., etc.

Royer-Collard '

Ces dernières années, M. Royer-Collard les a passées doucement au sein d'une famille qui l'entourait de res

1. Philosophe, orateur, écrivain distingué, né en 1763, et mort en 1845. H était chef du parti doctrinaire, ainsi nommé parce qu'il professait des principes politiques, une doctrine, à une époque où les partis ne parlaient que d'intérêts aristocratiques ou démocratiques. Vers 1820, ce parti ne se composai: que de Royer-Collard, de Camille Jordan, de MM. de Serre, de Barante et Guizot.

pect et d'amour. Il revoyait avec joie ses amis de tous les temps; il les charmait encore par d'incomparables entretiens. Il n'avait pas cessé de se plaire dans le commerce des maîtres de la pensée et de l'art; Platon ne le quittait pas. Vous savez, Messieurs, s'il se montrait indifférent aux intérêts de l'esprit, vous qui l'avez entendu les derniers. On peut dire que l'Académie française était restée son unique lien avec le monde. Il ne sortait plus, qu'il venait encore au milieu de vous. De tous les honneurs, aucun ne l'avait plus touché que vos suffrages. Dans l'année la plus populaire de sa vie, vous l'avez élu, voulant honorer la tribune, et vous avez servi la littérature. Que lui manquait-il, en effet, de l'homme de lettres accompli? Ses discours, leçons vivantes de profonde politique, sont en même temps des modèles de style. A mes yeux, son talent doit marquer dans l'histoire de l'art d'écrire. Admirateur assidu des anciens et de ces autres anciens du xvIIe siècle, il eût borné son ambition à leur ressembler; il se trompait, Messieurs, il méconnaissait son originalité. Sa diction, comme celle de tout grand esprit uni à une nature vive et forte, est profondément individuelle. S'il tient de nos classiques la pureté du goût, la propriété des termes, la variété des tours, le soin attentif d'assortir l'expression et la pensée, il ne doit qu'à lui-même le caractère qu'il donne à tout cela. C'est de la finesse avec de la grandeur, c'est une élégance qui n'ôte rien à la force, c'est une précision savante qui n'efface pas les teintes de l'imagination. On dirait qu'il grave sur acier, et cependant il colore vivement. Il anime jusqu'aux idées, il passionne l'abstraction même; son esprit généralise ce que le sentiment lui suggère. Il s'empreint lui-même partout; il met du sien jusque dans l'absolu. Les déductions de cette logique sévère laissent percer une conviction véhémente. Jamais de négligence ni d'abandon, l'art est partout; il se montre avec excès peut-être, et il

ne refroidit pas; il ne fait que rendre l'expression plus juste et la pensée plus acérée. Sous la parure de ce langage habile, dans les liens de cette étroite argumentation, on continue de sentir une âme forte et passionnée. L'homme palpite dans l'écrivain, et la raison chez un grand cœur ému ne peut manquer d'être éloquente.

En effet, à travers les œuvres de M. Royer-Collard on entrevoit quelque chose de supérieur à ses œuvres, ou du moins quelque chose de plus rare; c'est lui-même. Rien ne le pourra faire pleinement connaître au monde, à l'avenir, qui ne l'aura pas vu. On saura bien admirer ses puissantes facultés, apercevoir, dans cet esprit plus pénétrant que flexible, plus de profondeur encore que d'étendue; sa conduite révélera l'élévation de son caractère, et sa supériorité sera constatée par son influence; mais sa physionomie réelle et vivante échappera. Il y avait dans sa personne je ne sais quoi d'imprévu qui étonnait les mieux préparés, l'union rare de la singularité et de la dignité. Son organisation était d'une force remarquable, son ton quelquefois impérieux; il avait les formes de l'autorité; puis avec tout cela un goût délicat qui se plaisait aux grâces des manières et du langage, une politesse presque flatteuse, le désir de plaire; avec des convictions inébranlables, des doutes illimités; avec la fermeté des principes, la soudaineté des impressions. Ces impressions, presque toujours exclusives, il ne les contenait pas, il les imposait, on devait penser comme il sentait. La contradiction ne le blessait pas, mais le touchait peu. Il honorait la franchise, et ne lui cédait point. Pour accepter une opinion, il fallait qu'il l'eût trouvée. On eût dit qu'il n'entendait que sa propre voix. Il était plus facile de l'attendrir que de le persuader, car sa bonté le désarmait pour ainsi dire; mais qui n'eût donné l'honneur de le convaincre pour le plaisir de l'écouter? Sa conversation ne ressemblait à aucune autre. C'était la vivacité la plus

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