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idées morales et chrétiennes que des idées purement littéraires; il recherchait le bon avant de songer au beau.

Vinet a laissé une Chrestomathie française, recueil de morceaux en prose et en vers, précédée d'un excellent précis de la littérature française; des Études sur Pascal; une Histoire de la Littérature française au XVIIIe siècle; des Études sur la Littérature française au XIXe siècle; des Essais de philosophie morale et religieuse; des Discours religieux; des Études évangéliques; des Écrits polémiques, tous dictés par l'esprit de justice et de charité.

Influence littéraire du Génie du Christianisme

Je m'abstiens de rechercher jusqu'à quel point et dans quel sens le livre de M. de Chateaubriand a pu modifier les convictions philosophiques des hommes de son temps. Il est plus facile et moins hasardeux d'apprécier l'influence littéraire de ce livre fameux. Avant tout, il a été, pour les poëtes, pour les artistes, une riche palette, ой les plus habiles n'ont pas été les moins empressés à venir tremper leur pinceau; il a, non pas le premier, mais avec le plus grand succès, donné l'exemple d'appliquer la couleur locale aux tableaux que l'imagination emprunte aux souvenirs de l'histoire; il a reporté avec empire les esprits aux sources du romantisme et de la poésie classique, vers le moyen âge et vers l'antiquité grecque; il a réveillé le goût des études historiques, en faisant entrevoir de combien de poésie, de combien d'émotions et de jouissances nous privaient nos préjugés en histoire; non pas qu'il soit lui-même exempt de préjugés, non pas que sa couleur soit toujours vraie: son moyen âge est dè fantaisie; sa prédilection n'est guère qu'une hallucination poétique, dont, sans se rétracter formellement, il a fait justice plus tard 1; mais il a réveillé des souvenirs éteints,

1. Voir, par exemple, quelques pages au commencement du Voyage en Amérique.

il a piqué la curiosité par la séduction, quelquefois trompeuse, de son coloris; la foule a, sur ses pas, remonté le courant des âges; la nation s'est informée de ses origines: ce poëte a produit des historiens. Enfin, le Génie du Christianisme a modifié la langue elle-même; il l'a enrichie de mots et de formes dont plusieurs étonnèrent à leur apparition, et furent ensuite couramment employés par ceux qu'ils avaient le plus étonnés. La langue littéraire de nos jours est tout étincelante des épithètes, des métaphores, des associations de mots dont M. de Chateaubriand l'a dotée. Dans le style, il a répandu des teintes plus vives et introduit, si j'ose parler ainsi, le spectacle. On avait jadis outré le mouvement; on a prodigué la couleur. La sobriété de l'ancien style français a disparu sans retour; mais le Génie du Christianisme a maintenu la grâce de ses mouvements, la fermeté de son attitude, la noble simplicité de ses allures. La phrase de M. de Chateaubriand, avec une intention musicale un peu trop marquée, un rhythme quelquefois trop-prononcé, est pourtant bien la phrase française, nette, prompte, élastique. Mais, au total, c'en est fait, je ne dirai pas de la candeur du xvIIe siècle, mais de la simplicité de diction du xvi. Le Génie du Christianisme a créé une nouvelle tradition. L'esprit français saura bien, dans cette voie moderne, se restreindre et se réprimer; mais tout nous entraîne vers le luxe et vers la fantaisie; et, si la langue de notre époque ressemblait à celle du grand siècle, elle ne ressemblerait pas au nôtre.

(Littérature au XIXe siècle, t. Ier, p. 371.)

Chateaubriand et madame de Staël

Il me semble qu'on reconnaît chez M. de Chateaubriand un esprit étendu, mais plus juste cependant et plus solide qu'étendu. Ceux qui lui ont refusé la justesse n'ont pas

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pris garde que les erreurs de son jugement tiennent bien moins à un travers de l'esprit qu'à l'incomplet de ses systèmes et à la grandeur de son imagination : le fond de l'esprit, pour ainsi parler, demeure excellent; il a du Voltaire dans la vivacité de son bon sens. Il possède une rare intelligence, qui n'a peut-être d'autres bornes que ses répugnances; mais cette intelligence n'est pas du génie; M. de Chateaubriand n'est pas créateur en fait de pensée, et il ne paraît pas probable qu'aucune de ces grandes idées sur lesquelles, de siècle en siècle, vivent les sociétés humaines doive porter sa marque et son nom. Il a l'imagination noble et magnifique, plutôt que puissante et féconde. Elle se plaît aux vastes perpectives, soit Zans le temps, soit dans l'espace: mais elle est précise dans la grandeur; elle s'applique aux faits particuliers, au concert, à l'histoire, dans tous les sens du mot; elle se nourrit de souvenirs et de réalités.

Madame de Staël a peut-être plus d'esprit que M. de Chateaubriand, mais elle en a quelquefois plus qu'elle n'en peut porter l'érudition de M. de Chateaubriand lui aide à porter le sien. Tout ce qu'il reproduit a une forme arrêtée et vit par le détail; il n'en est pas, ainsi de madame de Staël, qui ne connaît à fond que l'âme et les relations sociales. Madame de Staël enlève d'un regard les contours de chaque fait, M. de Chateaubriand le détache soigneusement du sol; elle médite, il étudie; il compte les livres pour beaucoup; elle, au contraire, pour peu de chose. Ce dédain du particulier et du concret ne fait pas les artistes aussi l'auteur de Corinne l'est-elle beaucoup moins que l'auteur des Martyrs; mais, si elle a moins enchanté l'imagination, elle a exercé sur les esprits une action plus profonde et plus décisive. Elle a semé plus d'idées, elle a, dans ce qui est, dans ce qui se passe sous nos yeux, une part plus grande à réclamer. La vie humaine les a tous deux étonnés, comme elle

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étonne tous les esprits au-dessus du vulgaire; mais l'étonnement de madame de Staël a été plus profond, plus sérieux; son regard a pénétré plus avant, et par là même, chose étonnante, la femme philosophe a fini par mieux comprendre la religion que celui qu'on pourrait appeler le défenseur en titre et le lauréat du christianisme. . Tous deux, en littérature, ont poussé leurs contemporains dans des voies nouvelles; mais elle dans un sens plus général, M. de Chateaubriand dans une direction plus nationale, plus française; l'une est plus allemande, l'autre est plus latin; l'une est trop étrangère au sentiment de l'antiquité, l'autre, parmi les écrivains de son temps, est le plus touché et le plus intelligent de la beauté antique. Madame de Staël enfin est trop dominée par sa sensibilité, et met trop en toutes choses toute son âme pour être librement artiste; M. de Chateaubriand, doué de plus d'imagination que de sensibilité, est pourvu de l'une et de l'autre dans des proportions singulièrement favorables aux exigences de l'art.

Tous deux ont innové en fait de langage: leurs ouvrages sont les origines de la langue que nous parlons; ils sont tous deux pour nous comme une jeune antiquité; mais les innovations de madame de Staël répondent mieux aux besoins de la pensée et du sentiment, celles de M. de Chateaubriand aux vœux de l'imagination. La langue de madame de Staël n'est pas aussi simple qu'elle est vraie ; celle de M. de Chateaubriand, avec un plus grand air de simplicité, a quelque chose de plus factice et de plus prémédité; sa parole est arrangée avec un art infini, mais elle est arrangée, et toutefois elle ne manque pas de vérité subjective, l'auteur étant un ou s'étant fait un avec son langage. Il a réveillé, vivifié les mots par des acceptions nouvelles, par des combinaisons imprévues, dont le motif, pour l'ordinaire, est plein de poésie il a consacré la simplicité des tours, l'aisance et

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le naturel des mouvements; c'est par les mots surtout qu'il exerce du prestige; nul n'en a de plus beaux, et souvent une familiarité de bon goût relève à propos le grandiose et la fierté des images. J'ai parlé ailleurs de chevalerie; cette langue qu'il a trouvée est, par excellence, la langue de l'antique honneur, et l'on sent qu'elle siérait dans la bouche des preux.

A considérer dans ses rapports avec les sons la langue de M. de Chateaubriand, c'est une mélodie un peu vague, mais ravissante, dont il semble avoir recueilli les modulations principales au bord mélancolique des mers et dans les clairières des vieilles forêts. La prose ni peut-être les vers n'avaient point jusqu'alors tant ressemblé à la musique; il y avait du moins peu d'exemples d'une si suave harmonie, et certains effets pouvaient passer pour entièrement nouveaux.

On a trop joui de cette harmonie pour oser dire, comme on l'aurait dû peut-être, qu'elle est quelquefois un peu trop marquée; on a moins épargné le luxe et la bizarrerie des images dont plusieurs, soit que l'auteur les ait dès lors supprimées ou maintenues, sont encore aujourd'hui citées comme de vraies énormités; mais il est bon de dire qu'elles sont toutes empruntées à ses premiers ouvrages, et qu'il a porté aussi sur ce point comme sur les autres cet amour de la perfection, ce soin du détail qui le distingue noblement à une époque de fécondité négligente et de littérature facile.

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(Littérature au xixe siècle, t. Jer, p. 435.)

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