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offrant un marc d'or1, lui parla ainsi : « Étienne, fils d'Erard, mon père, a servi toute sa vie le tien sur mer, et c'est lui qui conduisait le vaisseau sur lequel ton père monta pour aller à la conquête; seigneur roi, je te supplie de me bailler en fief le même office: j'ai un navire appelé la Blanche-Nef, et appareillé comme il faut. » Le roi répondit qu'il avait choisi le navire sur lequel il voulait passer; mais que, pour faire droit à la requête du fils d'Étienne, il confierait à sa conduite ses deux fils, sa fille et tout leur cortége.

Le vaisseau qui devait porter le roi mit le premier à la voile par un vent du Sud, au moment où le jour baissait, et le lendemain matin il aborda heureusement en Angleterre. Un peu plus tard, sur le soir, partit l'autre navire. Les matelots qui le conduisaient avaient demandé du vin au départ, et les jeunes passagers leur en avaient fait distribuer avec profusion. Le vaisseau était manœuvré par cinquante rameurs habiles; Thomas, fils d'Étienne, tenait le gouvernail, et ils naviguaient rapidement par un beau clair de lune, longeant la côte voisine de Barfleur. Les matelots, animés par le vin, faisaient force de rames pour atteindre le vaisseau du roi. Trop occupés de ce désir, ils s'engagèrent imprudemment parmi des rochers à fleur d'eau, dans un lieu appelé le Ras de Catte, aujourd'hui Ras de Catteville. La Blanche-Nef donna contre un écueil, de toute la vitesse de sa course, et s'entr'ouvrit par le flanc gauche : l'équipage poussa un cri de détresse qui fut entendu sur les vaisseaux du roi déjà en pleine mer, mais personne n'en soupçonna la cause. L'eau entrait en abondance, le navire fut bientôt englouti avec tous les passagers, au nombre de trois cents personnes, parmi lesquelles il y avait dix-huit femmes. Deux

1. La valeur du marc d'or est d'environ 800 francs.

hommes seulement se retinrent à la grande vergue qui resta flottante sur l'eau; c'était un boucher de Rouen, nommé Bérauld, et un jeune homme de naissance plus relevée, appelé Godefroi, fils de Gilbert de l'Aigle.

Thomas, le patron de la Blanche-Nef, après avoir plongé une fois, revint à la surface de l'eau; apercevant les têtes des deux hommes qui tenaient la vergue: « Et le fils du roi, leur dit-il, qu'est-il arrivé de lui? Il n'a point reparu, ni lui, ni son frère, ni sa sœur, ni personne de leur compagnie. Malheur à moi ! » s'écria le fils d'Étienne, et il replongea volontairement. Cette nuit de décembre fut extrêmement froide, et le plus délicat des deux hommes qui survivaient, perdant ses forces, lâcha le bois qui le soutenait et descendit au fond de la mer, en recommandant à Dieu son compagnon. Bérauld, le plus pauvre de tous les naufragés, dans son justaucorps de peau de mouton, se soutint à la surface de l'eau; il fut le seul qui vit revenir le jour; des pêcheurs le recueillirent dans leurs barques; il survécut, et c'est de lui qu'on apprit les détails de l'événement.

(Ilistoire de la conquête de l'Angleterre.)

SALVANDY

(1796-1857)

M. Narcisse-Achille DE SALVANDY, romancier, historien et diplomate, est né à Condom, en Gascogne. Il entra jeune au service, et devint officier dans les campagnes de 1813 et de 1814. La guerre terminée, il prit la plume, et écrivit contre l'invasion étrangère des pamphlets patriotiques qui firent du bruit. Plus tard, M. de Salvandy a publié Alonzo ou l'Espagne, peinture de

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l'Espagne contemporaine, qui serait un beau roman historique s'il y avait moins de complication dans les aventures et d'emphase espagnole dans le style; et une Histoire de Pologne avant et sous Jean Sobieski, écrite avec plus de mesure et de simplicité. M. de Salvandy est un écrivain brillant, chaleureux et coloré; mais il manque de précision et de pureté, et sa chaleur n'est pas toujours réglée.

Mariage de Jean Sobieski

Il était dans les vieux usages de la nation que tout mariage durât trois jours, et la gravité des circonstances ne pouvait faire fléchir devant son empire une institution féconde en plaisirs. Un matin donc, avant le lever du soleil, le grand maréchal se rendit au palais en personne, précédé de cosaques et d'heiduques 2 de sa garde qui agitaient des torches; suivi de quelques milliers de gentilshommes, ses domestiques ou ses clients, tous couverts de livrées éclatantes et de riches armures; lui-même resplendissant de diamants et d'or; son cheval pliant sous le poids des armes de luxe, ferré d'argent et caparaçonné d'un tissu de perles fines, d'émeraudes et de saphirs. La reine 3 mena les deux époux dans sa chapelle et fit célébrer sous ses yeux, par le nonce du saint-siége, Odescalchi, cette union que d'étranges événements suivirent. Peu après, la princesse qui l'avait formée ne vivait plus; le prêtre qui la consacra était pape sous le nom d'Innocent XII; Sobieski était roi, et Marie d'Arquien ceignait la couronne de sa bienfaitrice.

1. Jean Sobieski (1624-1696), grand maréchal de Pologne, épousa en 1665 une Française, Marie d'Arquien, favorite de la reine, et veuve, depuis trois semaines, de Zamoyski, palatin de Sandomir. Il fut élu roi en 1674.

2. Heiduque, soldat hongrois.

3. Louise de Gonzague, fille de Charles, duc de Nevers et de Mantoue, épousa de Casimir V, roi de Pologne.

Sur le seuil de la chapelle, l'heureux couple rencontra la foule des religieux, des prosateurs, des poëtes parasites qui venaient entretenir, en harangues latines, le grand maréchal et sa compagne des mérites sans nombre de tous deux. Quatre semaines auparavant, les mêmes voix et les mêmes discours avaient consacré les louanges du brave Zamoyski. Ces épithalames occupèrent le jour tout entier. A quatre heures du soir, le banquet royal fut servi; à une heure du matin il durait encore. Le roi, Louise de Gonzague, l'évêque de Béziers, Bonzi, ambassadeur de France, le nonce du pape, l'archevêque de Gnesen, et les deux époux dans leurs atours magnifiques, s'étaient assis à une table dressée sur le trône même. Deux autres tables immenses réunissaient, l'une toutes les dames et jeunes filles de rang illustre, l'autre les sénateurs et les grands de la république. Les parents des mariés, sous le nom de gospodars et gospodines, ou maîtres et maîtresses de la maison, remplissaient la tâche de faire boire l'assemblée. Les seigneurs se pressaient autour de la table royale, portant à genou la santé de Leurs Majestés sacrées, qui étaient tenues de faire honneur à ces appels d'un zèle infatigable. Quatre tonneaux de vin de Hongrie coulèrent; on ne compta pas les pièces de bière abandonnées dans les salles voisines aux gentilshommes de la suite et aux valets. Enfin, un tapis de drap rouge tendu dans la salle du festin à la place des tables, qui disparurent, annonça le bal destiné, suivant l'usage, à terminer cette première journée. Le bruit des fêtes étourdissait ainsi la cour sur ses dangers. La guerre étrangère et civile grondait alors aux portes de Varsovie.

La matinée du lendemain fat consacrée à la réception des présents. Madame Sobieska, qui n'avait pas encore quitté le palais, se montra, éclatante de parure et de beauté, sur le trône même de Louise de Gonzague, dont elle semblait, avec son air de satisfaction pensive, faire

un premier essai. Le chancelier de la reine était à ses côtés. Matthieu Mattheinski lut tout haut la liste des seigneurs réunis la veille au banquet royal; et à mesure qu'il appelait les convives, des envoyés se présentaient, en leur nom, pour mettre aux pieds de la mariée le cadeau de noce qu'ils lui destinaient. La vanité, plus que l'affection, établissait une émulation de largesses entre tous les grands de la cour; et le chancelier de la reine, qui répondait pour madame Sobieska aux compliments des messagers chargés de ces offrandes, fit l'admiration générale par son habileté à trouver, du matin au soir, des formules et des louanges nouvelles.

Enfin le troisième jour se leva. Le roi et la reine conduisirent en nombreuse cavalcade la grande maréchale à son époux. Il traita magnifiquement la cour. Les tables étaient chargées de surtouts d'or. Les longues franges destinées à remplacer les serviettes, et clouées suivant l'usage de peur qu'on ne les volât, étaient garnies de dentelles. On faisait monter à quelque cent mille livres le prix du banquet; ce n'étaient que quartiers de chevreuil, élans tout entiers, pieds d'ours, queues de castor, et autres mets dispendieux et délicats. Des flots de vin de France les arrosèrent. L'assemblée mangeait peu, mais buvait beaucoup. La pipe polonaise, dont les autres nations enviaient encore le secret, épaississait par des flots. de fumée les nuages qui troublaient déjà tous les yeux. Les danses joyeuses ou les querelles ne tardèrent pas à couvrir le bruit de tous les instruments: les musiciens, descendant de l'orchestre, vinrent prendre leur part de l'ivresse commune. Des légions de valets firent en même temps invasion pour se saisir des débris du festin. Dans leurs combats, tous les cristaux furent mis en pièces. Les riches couverts apportés par les convives disparurent aussi, mais sans être brisés; la plupart des sénateurs et des évêques n'étaient pas en état, plus que leurs laquais,

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