Page images
PDF
EPUB

de Pergolèse, sur le vieux texte consacré ! Ils ont un moment entrevu le ciel; et leur âme a pu y monter, sans distinction de rang, de pays, de croyance même, par les degrés qu'elle choisit elle-même, par ces degrés invisibles et mystérieux, composés et tissus, pour ainsi dire, de tous les sentiments naturels, universels, qui, sur tous les points de la terre, tirent du sein de la créature humaine un soupir vers un autre monde.

Entre la sculpture et la musique, ces deux extrêmes. opposés, est la peinture, presque aussi précise que l'une, presque aussi touchante que l'autre. Comme la sculpture, elle marque les formes visibles des objets, en y ajoutant la vie; comme la musique, elle exprime les sentiments les plus profonds de l'âme, et elle les exprime tous. Ditesmoi quel est le sentiment qui ne soit pas sur la palette du peintre. Il a la nature entière à sa disposition, le monde physique et le monde moral, un cimetière, un paysage, un coucher de soleil, l'Océan, les grandes scènes de la vie civile et religieuse, tous les êtres de la création, par-dessus tout le visage de l'homme, et son regard, ce vivant miroir de ce qui se passe dans l'âme. Plus pathétique que la sculpture, plus claire que la musique, la peinture s'élève au-dessus de toutes les deux, parce qu'elle exprime davantage la beauté sous toutes ses formes, l'âme humaine dans la richesse et la variété de ses sentiments.

Mais l'art par excellence, celui qui surpasse tous les autres parce qu'il est incomparablement le plus expressif, c'est la poésie.

La parole est l'instrument de la poésie, la poésie la façonne à son usage et l'idéalise, pour lui faire exprimer la beauté idéale; elle lui donne le charme et la puissance de la mesure; elle en fait quelque chose d'intermédiaire entre la voix ordinaire et la musique, quelque chose à la fois de matériel et d'immatériel, de fini, de clair et de pré

cis comme les contours et les formes les plus arrêtées, de vivant et d'animé comme la couleur, de pathétique et d'infini comme le son. Le mot naturel en lui-même, surtout le mot choisi et transfiguré par la poésie, est le symbole le plus énergique et le plus universel. Armée de ce talisman qu'elle a fait pour elle, la poésie réfléchit toutes les images du monde sensible, comme la sculpture et la peinture; elle réfléchit le sentiment comme la peinture et la musique avec toutes ses variétés, que la musique n'atteint pas, et dans leur succession rapide, que ne peut suivre la peinture, à jamais arrêtée et immobile comme la sculpture; et elle n'exprime pas seulement tout cela, elle exprime ce qui est à peu près inaccessible à tout autre art, je veux dire la pensée entièrement séparée des sens, la pensée qui n'a pas de forme, la pensée qui n'a pas de couleur, la pensée qui ne laisse échapper aucun son, qui ne se manifeste dans aucun regard, la pensée dans son vol le plus sublime, dans son abstraction la plus raffinée!

Songez-y. Quel monde d'images, de sentiments, de pensées à la fois distinctes et confuses, suscite en vous ce seul mot: la patrie! et cet autre mot, bref et immense Dieu! Quoi de plus clair, et tout ensemble de plus profond et de plus vaste!

Dites à l'architecte, au sculpteur, au peintre, au musicien même, d'évoquer ainsi d'un seul coup toutes les puissances de la nature et de l'âme. Ils ne le peuvent, et par là ils reconnaissent la supériorité de la parole et de la poésie.

Ils la proclament eux-mêmes, car ils prennent la poésie pour leur propre mesure; ils estiment et ils demandent qu'on estime leurs œuvres à proportion qu'elles se rapprochent davantage de l'idéal poétique. Et le genre hu main fait comme les artistes. Quelle poésie! s'écrie-t-on à la vue d'un beau tableau, d'une noble mélodie, d'une statue vivante et expressive. Ce n'est pas là une compa

raison arbitraire; c'est un jugement naturel, qui fait de la poésie le type de la perfection de tous les arts, l'art qui comprend tous les autres, auquel tous aspirent, auquel nul ne peut atteindre.

Quand les autres arts veulent imiter les œuvres de la poésie, la plupart du temps ils s'égarent, ils perdent leur propre génie, sans dérober celui de la poésie. Mais la poésie bâtit à son gré des palais et des templès, comme l'architecture; elle les fait simples ou magnifiques : tous les ordres lui obéissent ainsi que tous les systèmes; les différents âges de l'art lui sont égaux; elle reproduit, s'il lui plaît, le classique ou le gothique, le beau ou le sublime, le mesuré ou l'infini. Lessing a pu comparer, avec la justesse la plus exquise, Homère au plus parfait sculpteur, tant les formes que ce ciseau merveilleux dɔnne à tous les êtres sont déterminées avec netteté! Et quel peintre aussi qu'Homère! Et dans un genre différent, le Dante! La musique seule a quelque chose de plus pénétrant que la poésie; mais elle est vague, elle est bornée, elle est fugitive. Outre sa netteté, sa variété, sa durée, la poésie a aussi les plus pathétiques accents. Rappelezvous les paroles que Priam laisse tomber aux pieds d'Achille en lui redemandant le cadavre de son fils, plus d'un vers de Virgile, des scènes entières du Cid et de Polyeucte, la prière d'Esther agenouillée devant Dieu, les chœurs d'Esther et d'Athalie. Dans le chant célèbre de Pergolèse, Stabat mater dolorosa, on peut demander ce qui émeut le plus, de la musique ou des paroles. Le Dies ira, dies illa, récité seulement, est déjà de l'effet le plus terrible. Dans ces paroles formidables, tous les coups portent pour dire chaque mot renferme un sentiment distinct, une idée à la fois profonde et déterminée. L'intelligence avance à chaque pas, et le cœur s'élance à sa suite. La parole humaine, idéalisée par la poésie, a la profondeur et l'éclat de la note musicale; mais elle est lumineuse autant

ainsi

que pathétique; elle parle à l'esprit comme au cœur; lle est en cela inimitable et inaccessible; elle réunit en elle tous les extrêmes et tous les contraires dans une harmonie qui redouble leur effet réciproque, et où tour à tour comparaissent et se développent toutes les images, tous les sentiments, toutes les idées, toutes les facultés humaines, tous les replis de l'âme, toutes les faces des choses, tous les mondes réels et tous les mondes intelligibles!

(Du Beau et de l'Art.)

THIERRY

(1795-1856)

M. Augustin THIERRY, l'un des chefs de la nouvelle école historique, est né à Blois, d'une famille pauvre. Après de brillantes études, il professa quelque temps. Vers 1820, il débuta dans la littérature par une série d'articles d'histoire et de critique insérés dans les journaux et publiés depuis sous le titre de Dix ans d'études historiques, volume qu'il aurait pu laisser oublier, et de Lettres sur l'Histoire de France, savantes dissertations sur les origines de notre histoire, la royauté, les communes, etc. Le jeune écrivain n'avait cherché dans l'étude des documents originaux que des arguments en faveur de ses opinions libérales. Il y découvrit une doctrine nouvelle et des principes nouveaux; il opéra une réforme dans la manière d'écrire l'histoire et de juger les origines de la monarchie, la conquête franque, l'avénement des dynasties royales, l'établissement des communes, etc. Il voulut mettre en pratique la théorie historique qu'il avait proclamée, c'est-à-dire unir l'art et la science, et faire du drame avec les matériaux fournis par une érudition scrupuleuse. En 1825, il publia l'Histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands, récit dramatique et philoso

phique, qui réunit à une vaste érudition toutes les richesses d'une imagination féconde et d'un style pur, animé et poétique, mais qui n'est après tout que la plus brillante des histoires systématiques, où il cherche à prouver que l'aristocratie anglaise descend de la race conquérante, et que les races vaincues forment le peuple anglais. En 1840, M. Thierry a publié les Récits des temps mérovingiens, son chef-d'œuvre, intéressante suite de tableaux de la vie civile, politique et religieuse en France au VIe siècle. Le charme de la diction, des peintures pittoresques, un récit vif et dramatique, donnent à ce livre l'attrait du roman.

M. A. Thierry, devenu aveugle et infirme, poursuivit avec la même ardeur le cours de ses glorieux travaux. Depuis 1835 jusqu'à sa mort il dirigea l'immense publication faite par le Gouvernement de tous les matériaux appartenant à l'histoire du tiers état; et l'Introduction de ce vaste recueil, intitulée Essai sur l'Histoire et la formation du Tiers État, est elle-même un admirable résumé de cette histoire, et peut-être l'écrit le plus solide de ce martyr de la science et de l'art, qui, dans ses dernières années, ne lisait qu'avec les yeux d'autrui.

M. Augustin Thierry est le frère de M. Amédée Thierry, membre de l'Institut et savant auteur de l'Histoire des Gaulois, de l'Histoire de la Gaule sous la domination romaine et de l'Histoire d'Attila et de ses successeurs.

Naufrage de la Blanche-Nef

(1120)

La paix se trouvant complétement rétablie 1, le roi Henri, son fils légitime Guillaume, plusieurs de ses enfants naturels et les seigneurs normands d'Angleterre se disposèrent à repasser le détroit.

La flotte fut rassemblée, dans le mois de décembre, dans le port de Barfleur 2. Au moment du départ, un certain Thomas, fils d'Étienne, vint trouver le roi, et lui

1. Par la promesse que fit Guillaume, fils de Henri, de se reconnaitre vassal du roi de France, pour la Normandie.

2. Petit port de la Manche, à 26 kilomètres est de Cherbourg.

« PreviousContinue »