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Une scène à la cour de Napoléon Ier

En 1811, Joseph Chénier, ancien conventionnel, étant mort, Chateaubriand fut élu pour le remplacer à l'Académie française. Au lieu de faire, selon l'usage, l'éloge de son prédécesseur, il voulut flétrir la conduite de Chénier qui avait voté la mort de Louis XVI. L'Empereur lui fit défendre de prononcer ce discours, et il le dit au comte Daru, ministre d'État.

M. Daru venait chercher à Saint-Cloud l'arrêt définitif du discours mis sous les yeux de l'Empereur, et il avait traversé le salon, où attendaient quelques grands dignitaires, des généraux, des sénateurs. Entré près du monarque, qui tenait en main le manuscrit, soit que l'impatience du lecteur fût déjà trop vive, soit que le ministre la fit éclater davantage même par son silence, il s'ensuivit un monologue, à voix tantôt plus calme, tantôt retentissante. « Je ne puis souffrir rien de tout cela, disait l'Empereur; ni ces souvenirs imprudents, ni ces reproches au passé, ni ce blâme secret du présent malgré quelques louanges; je dirais à l'auteur, s'il était là devant moi : Vous n'êtes pas de ce pays, monsieur. Votre admiration, vos mœurs sont ailleurs. Vous ne comprenez ni mes intentions ni mes actes. Eh bien, si vous êtes mal à l'aise en France, sortez, monsieur, car nous ne nous entendons pas, et c'est moi qui suis le maître ici. Vous n'appréciez pas mon œuvre, et vous la gâteriez si je vous laissais faire; sortez, monsieur, passez la frontière et laissez la France en paix et en union sous un pouvoir dont elle a besoin. »

Dans le jeu naturel de cette scène improvisée, quelques mots plus fortement accentués traversaient la double porte du cabinet et arrivaient au salon voisin, qui bientôt prêta l'oreille. M. Daru, cependant, après ces véhémentes paroles peu ou point combattues, chargé du manuscrit,

avait quitté l'Empereur et repassait dans le salon d'attente, dont l'aspect lui parut alors tout différent et tout changé pour lui. Nul salut, nul empressement lorsqu'il s'arrêta pour donner un ordre de service; on semblait ne pas le voir ou craindre de lui parler. Étonné à son tour, le ministre, abordant quelqu'un de l'assistance plus intime, ou qui se trouvait moins éloigné, lui demanda que signifiait cet accueil, et s'il était au lazaret. « Mon Dieu, lui répondit le courageux interlocuteur, c'est l'effet de quelques paroles qu'on a trop entendues ici. L'Empereur paraît bien irrité; il semble qu'il vous a destitué, qu'il vous exile comme M. de Marbois ou le duc d'Oirante : cela consterne vos amis et tient tout le monde à distance et en observation. M. Daru, avec un soudain éclat de rire, et cela même était un excellent démenti, dissipa les craintes de cet ami et l'assura qu'on avait mal entendu ou mal compris; que l'Empereur pensait à toute autre chose, parlait d'exiler non pas un ministre, mais un académicien; que cela même n'aurait pas lieu, et que l'orage serait passé dans deux jours; puis, saluant de bonne grâce quelques personnes qui, voyant sa fermeté, se rapprochèrent de lui, il sortit en riant et ne conta pas d'abord cette historiette.

(Souvenirs.)

COUSIN

(1792)

M. Victor COUSIN, chef de l'école de la philosophie éclectique, est fils d'un horloger de Paris. Il entra jeune dans l'enseignement et embrassa la carrière philosophique. Disciple de Royer-Collard et son successeur à l'Ecole normale, il enseigna

d'abord la philosophie écossaise de Reid, se fortifia ensuite dans l'étude de la philosophie allemande de Kant et finit par faire entre les diverses philosophies un choix qui s'est appelé la philosophie éclectique. La philosophie du XVIIIe siècle avait proclamé la liberté sans la règle, le droit sans le devoir, en face des philosophes absolutistes, qui ne parlaient que de règle et de devoir. La philosophie éclectique se proposa de concilier la liberté avec la règle, le droit avec le devoir.

M. Cousin a publié une Histoire de la philosophie au XVIIIe siècɩe, des Fragments littéraires, des Fragments philosophiques en cinq volumes; une Traduction des OEuvres de Platon; divers travaux littéraires sur Pascal, sur Jacqueline Pascal, sur J.-J. Rousseau; du Vrai, du Beau et du Bien; une Introduction à l'histoire de la philosophie, des Études sur les femmes illustres et la Société du XVIIe siècle, Des Principes de la Révolution française et Discours politiques, etc. Ces ouvrages assurent à M. Cousin un rang éminent parmi les écrivains contemporains. Ce qui distingue son style, c'est un art profond, une phrase savante, mais aisée et flexible, qui rappelle les formes et l'ampleur de l'admirable langue du XVIIe siècle; et ce n'est pas faire tort à M. Cousin que de dire qu'il est peut-être plus éminent comme littérateur que comme philosophe.

Le premier des beaux-arts

L'expression étant le but suprême, l'art qui s'en rapproche le plus est le premier de tous les arts.

Tous les arts vrais sont expressifs, mais ils le sont diversement. Prenez la musique; c'est l'art sans contredit le plus pénétrant, le plus profond, le plus intime. Il y a physiquement et moralement entre un son et l'âme un rapport merveilleux. Il semble que l'âme est un écho où le son prend une puissance nouvelle. On raconte de la musique ancienne des choses extraordinaires, qu'il n'est pas difficile d'admettre en voyant les effets de notre musique sur nous-mêmes, qui ne sommes point aussi sensibles au beau que les anciens. Et il ne faut pas croire que la grandeur des effets suppose ici des moyens trèscompliqués. Non, moins la musique fait de bruit, et plus

elle touche. Donnez quelques notes à Pergolèse, donnezlui surtout quelques voix pures et suaves, et il vous ravit jusqu'au ciel, il vous emporte dans les espaces de l'infini, il vous plonge dans d'ineffables rêveries. Le pouvoir propre de la musique est d'ouvrir à l'imagination une carrière sans limites, de se prêter avec une souplesse étonnante à toutes les dispositions de chacun ; d'irriter ou de bercer, aux sons de la plus simple mélodie, nos sentiments accoutumés, nos affections favorites. Sous ce rapport, la musique est un art sans rival; elle n'est pourtant pas le premier des arts.

La musique paye la rançon du pouvoir immense qui lui a été donné; elle éveille plus que tout autre le sentiment de l'infini, parce qu'elle est vague, obscure, indéterminée dans ses effets. Elle est juste l'art opposé à la sculpture, qui porte moins vers l'infini, parce que tout en elle est arrêté avec la dernière précision. Telle est la force et en même temps la faiblesse de la musique : elle exprime tout, et elle n'exprime rien en particulter. La sculpture, au contraire, ne fait guère rêver, car elle représente nettement telle chose et non pas telle autre. La musique ne peint pas, elle touche; elle met en mouvement l'imagination, non celle qui reproduit des images, mais celle qui fait battre le cœur car il est absurde de borner l'imagination à l'empire des images. Le cœur, une fois ému, ébranle tout le reste c'est ainsi que la musique peut indirectement, et jusqu'à un certain point, susciter des images et des idées; mais sa puissance directe et naturelle n'est ni sur l'imagination représentative ni sur l'intelligence: elle est sur le cœur; c'est un assez bel avantage.

Le domaine de la musique est le sentiment; mais là même son pouvoir est plus profond qu'étendu, et si elle exprime certains sentiments avec une force incomparable, elle n'en exprime qu'un petit nombre. Par voie d'associa

tion, elle peut les réveiller tous; mais directement elle n'en produit guère que deux, les plus simples, les plus élémentaires, la tristesse, la joie, avec leurs mille nuances. Demandez à la musique d'exprimer l'héroïsme, la résolution vertueuse, et bien d'autres, sentiments où interviennent assez peu la tristesse et la joie : elle en est aussi incapable que de peindre un lac ou une montagne. Elle s'y prend comme elle peut : elle emploie le large, le rapide, le fort, le doux, etc.; mais c'est à l'imagination à faire le reste, et l'imagination ne fait que ce qui lui plaît; sous la même mesure, celui-ci met une montagne, et celui-là l'Océan; le guerrier y puise des inspirations léroïques; le solitaire, des inspirations religieuses. Sans doute, les paroles déterminent l'expression musicale; mais le mérite alors est à la parole, non à la musique, et quelquefois la parole imprime à la musique une précision qui la tue et lui ôte ses effets propres, le vague, l'obscurité, la monotonie, mais aussi l'ampleur et la profondeur, j'allais presque dire l'infinitude. Je n'admets nullement cette fameuse définition du chant : une déclamation notée. Une simple déclamation bien accentuée est assurément préférable à des accompagnements étourdissants; mais il faut laisser à la musique son caractère, et ne lui enlever ni ses défauts ni ses avantages. Il ne faut pas surut la détourner de son objet, et lui demander ce qu'elle ne saurait donner. Elle n'est pas faite pour exprimer des sentiments compliqués et factices, ou terrestres et vulgaires. Son charme singulier est d'élever l'âme vers l'infini. Elle s'allie donc naturellement à la religion, surtout à cette religion de l'infini qui est en même temps la religion du cœur; elle excelle à transporter aux pieds de l'éternelle miséricorde l'âme tremblante sur les ailes du repentir, de l'espérance et de l'amour. Heureux ceux qui, à Rome, au Vatican, dans les solennités du culte catholique, ont entendu les mélodies de Léo, de Durante,

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