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Les Méditations jugées par M. Didot.

Un matin, je cachai sous mon habit le petit manuscrit relié en carton vert; il contenait les poésies, ma dernière espérance. Je m'acheminai, en hésitant et en chancelant souvent dans mon dessein, vers la maison d'un célèbre éditeur, dont le nom est associé à la gloire des lettres et de la librairie française, M. Didot. Ce nom m'attira le premier, parce que, indépendamment de sa célébrité comme éditeur, M. Didot était de plus un écrivain assez considéré alors. Il avait publié ses propres vers avec tout le luxe et tout le retentissement d'un poëte qui possède les voix de sa propre renommée. Arrivé rue Jacob, à la porte de M. Didot, porte tapissée de gloires, il me falut un redoublement d'efforts sur moi pour franchir le seuil, un autre pour monter l'escalier, un autre enfin plus violent encore pour sonner à la porte de son cabinet. Mais je voyais derrière moi le visage adoré de Julie 1 qui m'encourageait, et sa main qui me poussait. J'osai tout.

M. Didot, homme d'un âge mûr, d'une figure précise et commerciale, d'une parole nette et brève comme celle d'un homme qui sait le prix des minutes, me reçut avec politesse. Il me demanda ce que j'avais à lui dire. Je balbutiai assez longtemps. Je m'embarrassai dans ces contours de phrases ambiguës où se cache une pensée qui veut et qui ne veut pas aboutir au fait. Je croyais gagner du courage en gagnant du temps. A la fin je déboutonnai mon habit. J'en tirai le petit volume. Je le présentai humblement, d'une main tremblante, à M. Didot. Je lui dis que j'avais écrit ces vers, que je désirais les faire imprimer pour m'attirer sinon la gloire, dont je n'avais pas la

1. Une des héroïnes de Raphael.

ridicule illusion, au moins l'attention et la bienveillance des hommes puissants de la littérature; que ma pauvreté ne me permettait pas de faire les frais de cette impression; que je venais lui soumettre mon œuvre et lui demander de la publier, si, après l'avoir parcourue, il la jugeait digne de quelque indulgence ou de quelque faveur des esprits cultivés.

M. Didot sourit avec une ironie mêlée de bonté, hocha la tête, prit le manuscrit entre les deux doigts habitués à froisser dédaigneusement le papier, posa mes vers sur la table et m'ajourna à huit jours pour me donner une réponse sur l'objet de ma visite. Je sortis.

Ces huit jours me parurent huit siècles. Mon avenir, ma fortune, ma renommée, la consolation ou le désespoir de ma pauvre mère, enfin ma vie et ma mort étaient dans les mains de M. Didot. Tantôt je me figurais qu'il lisait ces vers avec la même ivresse qui me les avait dictés sur les montagnes ou au bord des torrents de mon pays; qu'il y retrouvait la rosée de mon âme, les larmes de mes yeux, le sang de mes jeunes veines; qu'il réunissait les hommes de lettres ses amis pour entendre ces vers; que j'entendais moi-même, du fond de mon alcôve, le bruit de leurs applaudissements.

Tantôt je rougissais en moi-même d'avoir livré aux regards d'un inconnu une œuvre si peu digne de la lumière; d'avoir dévoilé ma faiblesse et ma nudité pour un vain espoir de succès, qui se changerait en humiliation sur mon front, au lieu de se convertir en joie et en or entre mes mains. Cependant l'espérance, aussi obstinée que mon indigence, reprenait le dessus dans mes rêves, et me conduisait d'heure en heure jusqu'à l'heure assignée par M. Didot.

Le cœur me manqua en montant, le huitième jour, son escalier. Je restai longtemps debout sur le palier de la porte, sans oser sonner. Quelqu'un sortit. La porte restait

ouverte. Il fallut bien entrer. Le visage de M. Didot était inexpressif et ambigu comme l'oracle. Il me fit asseoir, et, cherchant mon volume enfoui sous plusieurs piles de papier: « J'ai lu vos vers, monsieur, me dit-il; ils ne sont pas sans talent, mais ils sont sans étude. Ils ne ressemblent à rien de ce qui est reçu et recherché dans nos poëtes. On ne sait où vous avez pris la langue, les idées, les images de la poésie. Elle ne se classe dans aucun genre défini. C'est dommage, il y a de l'harmonie. Renoncez à ces nouveautés qui dépayseraient le génie français. Lisez nos maîtres, Delille, Parny, Michaud, Raynouard, Luce de Lancival, Fontanes; voilà des poëtes chéris du public. Ressemblez à quelqu'un, si vous voulez qu'on vous reconnaisse et qu'on vous lise! Je vous donnerais un mauvais conseil en vous engageant à publier ce volume, et je vous rendrais mauvais service en le publiant à mes frais. » En me parlant ainsi, il se leva et me rendit le manuscrit. Je ne cherchai point à contester avec la destinée; elle parlait pour moi par la bouche de cet oracle. Je remis le volume sous mon habit. Je remerciai M. Didot. Je m'excusai du temps que je lui avais fait perdre, et je descendis, les jambes brisées et les yeux humides, les marches de l'escalier.

Ah! si M. Didot, homme bon, sensible, patron des lettres, avait pu lire au fond de mon cœur et comprendre que ce n'était ni la fortune ni la gloire que venait mendier, son œuvre à la main, ce jeune inconnu, mais que c'était la vie que je lui demandais, je suis convaincu qu'il aurait imprimé le volume. Le ciel, au moins, lui en aurait rendu le prix!

(Raphaël.)

VILLEMAIN

(1791)

M. Abel-François VILLEMAIN, le plus célèbre de nos critiques, est né à Paris. Il entra jeune dans la carrière de l'enseignement et y professa avec éclat. Ses leçons de littérature, à la Faculté des lettres, comme celles de MM. Guizot et Cousin, furent comptées parmi les événements intellectuels les plus importants de la Restauration. M. Villemain n'a publié que son Cours de littérature française au moyen âge et au XVIIIe siècle. Ses leçons unissent la facilité, le mouvement de l'improvisation avec la précision, la pureté, l'élégance d'une composition achevée. Il a le premier élevé la critique littéraire au niveau de l'histoire. Sous sa plume élégante et ingénieuse, la critique raconte les événements littéraires comme l'histoire raconte les événements de la politique et de la guerre, et elle montre l'influence réciproque que les écrivains et les sociétés exercent les uns sur les autres. On regrette qu'un critique doué d'une sagacité si vive, d'un goût si sûr, laisse quelquefois désirer des conclusions plus nettes, des jugements plus décisifs. Il semble que M. Villemain ne veuille jamais user de toute l'autorité que lui a donnée, dans le jugement des choses d'esprit, le plus rare bon sens joint au double talent de le communiquer par la parole et par la plume.

Nous devons encore à M. Villemain une Histoire de Cromwell, remarquable par la clarté et l'élégance du style, des Discours et Mélanges littéraires, 1 vol.; -un Tableau de l'éloquence chrétienne au IVe siècle, 1 vol.; des Études d'histoire moderne, 1 vol.; des Études de littérature, 1 vol.; une traduction de la République de Cicéron et des Hymnes de Pindare; deux charmants volumes intitulés Souvenirs contemporains d'histoire et de littérature, où il peint les hommes et les choses qu'il n'aime pas avec une modération de bon goût; un Essai sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique, qui est une histoire de la poésie lyrique ancienne et moderne, et Chateaubriand, sa vie, ses écrits et son influence littéraire et politique.

Indépendance de Ducis

Un trait distinctif du caractère de Ducis, c'était quelque chose de fier, de libre, d'indomptable. Jamais il ne porta, ne subit aucun joug, pas même celui de son siècle; car dans son siècle il fut constamment très-religieux.

Quand l'ordre social se rétablit avec pompe, orsqu'on fit l'empire, l'homme qui voulait être la gloire publique de la France et s'occupait d'attirer, d'absorber dans l'abîme de sa renommée toutes les célébrités secondaires, tourna les yeux vers Ducis; il voulait le faire sénateur; Ducis n'en avait nulle envie. Le maître de la France le chercha donc, et voulut l'honorer, le récompenser, l'avoir enfin. En général, il séduisait si facilement, qu'il était tout étonné de trouver quelqu'un qui osât résister, ou même échapper à ses bienfaits.

Un jour, dans une réunion brillante, il l'aborda comme on aborde un poëte, par des compliments sur son génie; ses louanges n'obtiennent rien en retour; il va plus loin, il parle plus nettement; il parle de la nécessité de réunir toutes les célébrités, toutes les gloires de la France autour d'un pouvoir réparateur. Même silence, même froideur. Enfin, comme il insistait, Ducis, avec une originalité toute shakspearienne, lui prend fortement le bras et lui dit « Général, aimez-vous la chasse ? » Cette question inattendue laisse le général embarrassé. « Eh bien, si vous aimez la chasse, avez-vous chassé quelquefois aux canards sauvages? C'est une chasse difficile, une proie qu'on n'attrape guère, et qui flaire de loin le fusil du chasseur. Eh bien, je suis un de ces oiseaux, je me suis fait canard sauvage. » Et en même temps il fuit à l'autre bout du salon, et laisse le vainqueur d'Arcole et de Lodi fort étonné de cette incartade.

(Cours de littérature française au XVIIIe siècle.

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