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Pensées et maximes.

Dieu aime autant chaque homme que tout le genre humain. Le poids et le nombre ne sont rien à ses yeux. Éternel, infini, il n'a que des amours immenses.

Ce n'est jamais l'opinion des autres qui nous déplaît, mais la volonté qu'ils ont quelquefois de nous y soumettre lorsque nous ne le voulons pas.

Le bavard n'est pas celui qui pense et parle beaucoup, mais celui qui parle plus qu'il ne pense.

Cette vie est le berceau de l'autre.

Il y a des gens qui n'ont de morale qu'en pièce; c'est une étoffe dont ils ne se font jamais d'habit.

Jamais les mots ne manquent aux idées; ce sont les idées qui manquent aux mots. Dès que l'idée en est venue à son dernier degré de perfection, le mot éclôt, se présente et la revêt.

Ce n'est pas assez de faire entendre ce qu'on dit, il faut encore le faire voir; il faut que la mémoire, l'intelligence et l'imagination s'en accommodent également.

Où il n'y a aucune délicatesse, il n'y a aucune littéra

ture.

Quand on écrit avec facilité, on croit toujours avoir plus de talent qu'on n'en a. Pour bien écrire, il faut une facilité naturelle et une difficulté acquise.

Tout enfant qui n'aura pas éprouvé de grandes craintes n'aura pas de grandes vertus; les puissances de son âme n'auront pas été remuées. Ce sont les grandes craintes de

la honte qui rendent l'éducation publique préférable à la domestique, parce que la multitude des témoins rend le blame terrible, et que la censure publique est la seule qui glace d'effroi les belles âmes.

Lorsque les langues sont formées, la facilité même de s'exprimer nuit à l'esprit, parce qu'aucun obstacle ne l'arrête, ne le contient, ne le rend circonspect et ne le force à choisir entre ses pensées. Dans les langues encore nouvelles, il est contraint de faire ce choix par le retardement que lui imprime la nécessité de fouiller dans sa mémoire pour trouver les mots dont il a besoin.

Nous employons aux passions l'étoffe qui nous a été donnée pour le bonheur.

Des yeux levés au ciel sont toujours beaux, quels qu'ils soient.

DE BONALD

(1754-1840)

Louis-Gabriel-Ambroise, vicomte DE BONALD, pair de France et membre de l'Académie française, l'un des plus habiles philosophes de l'école absolutiste, naquit au Monna, près de Milhau en Rouergue, d'une famille distinguée dans la magistrature. La philosophie et la politique de M. de Bonald sont résumées dans sa fameuse théorie de l'Origine divine du langage: l'homme ne peut penser sans les mots, et les mots viennent de Dieu. La raison humaine, faible par elle-même, reçoit de la révélation toute sa lumière de là les attaques contre cette raison, contre la liberté et la philosophie; de là aussi l'institution divine du

pouvoir et la légitimité du droit divin. On n'a pas besoin de beaucoup de réflexion pour comprendre tout ce que cette théorie a d'excessif et de dangereux,

M. de Bonald a publié la Théorie du pouvoir politique et religieux, des Mélanges littéraires et philosophiques; des Recherches philosophiques; le Divorce au XIXe siècle; la Législation primitive, etc. C'est dans la Législation primitive qu'il développa sa maxime célèbre La littérature est l'expression de la société. M. de Bonald est un logicien froid, vigoureux, fin, ingénieux. Comme écrivain, il manque de grâce, de charme, d'atticisme et quelquefois de délicatesse.

L'homme ne peut penser sans la parole.

La correspondance naturelle et nécessaire des pensées et des mots qui les expriment, et la nécessité de la parole pour rendre présentes à l'esprit ses propres pensées et les pensées des autres, peuvent être rendues sensibles par une comparaison, dont l'extrême exactitude prouverait toute seule une analogie parfaite entre les lois de notre intelligence et celles de notre être physique.

Si je suis dans un lieu obscur, je n'ai pas la vision oculaire ou la connaissance par la vue de l'existence des corps qui sont près de moi, pas même de mon propre corps; et, sous ce rapport, ces corps, quoique réellement existants autour de moi, sont, à mon égard, comme s'ils n'existaient pas. Mais si un rayon de lumière vient tout à coup pénétrer dans ce lieu, tous les corps en reçoivent leur expression particulière, je veux dire leur forme et leur couleur; chaque objet se produit à mes yeux par les contours et les lignes qui le terminent; j'aperçois tous ces corps, je les distingue tous les uns des autres, je vois et je distingue mon propre corps, et je juge les rapports de figure, de grandeur, de distance, que tous ces corps ont entre eux et avec le mien.

L'application est aisée à faire. Notre entendement est ce lieu obscur où nous n'apercevons aucune idée, pas

même celle de notre intelligence, jusqu'à ce que la parole humaine, dont on peut dire aussi, comme de la parole divine, qu'elle éclaire tout homme venant en ce monde 1, pénétrant jusqu'à mon esprit, par le sens de l'ouïe, comme le rayon de soleil dans le lieu obscur, porte la lumière au sein des ténèbres, et donne à chaque idée, pour ainsi dire, la forme et la couleur qui la rendent perceptible pour les yeux de l'esprit. Alors chaque idée, appelée par son nom, se présente, et répond, comme les étoiles dans le livre de Job au commandement de Dieu Me voilà! Alors seulement nos propres idées sont exprimées même pour nous, et nous pouvons les exprimer pour les autres. Nous nous entendons nousmêmes, et nous pouvons nous faire entendre des autres hommes; nous avons la conscience de nos propres idées, et nous pouvons en donner aux autres la connaissance. Et comme l'œil éclairé par la lumière distingue chaque corps à sa forme et à sa couleur, et juge les rapports que les corps ont entre eux, et qui sont l'objet des sciences physiques, ainsi l'entendement, éclairé par la parole, distingue chaque idée à son expression particulière, et juge les rapports que les idées ont les unes avec les autres, rapports qui sont l'objet de toutes les sciences morales. L'idée ainsi marquée a cours dans le commerce des esprits, où elle ne serait pas reçue sans cette empreinte, comme l'expression sans l'idée n'y vaudrait que comme son semblables à ces monnaies effacées ou étrangères, qui, dans les échanges, ne sont reçues que pour leur poids. C'est uniquement la vérité de cette analogie de la lumière à la parole, et des opérations de l'intelligence à la vision corporelle, qui a introduit dans toutes les langues ces locutions par lesquelles les hommes

¡. Evangile de saint Jean,

expriment les qualités natives ou acquises, positives ou négatives de l'esprit, être éclairé, avoir des lumières, s'énoncer avec clarté, esprit lucide, pensée obscure, aveuglement (qui même ne se prend qu'au sens moral); et même le mot vision s'applique aussi à certains états de l'esprit, puisqu'on dit vision mentale, comme on cit vision corporelle.

Ainsi, comme la lumière matérielle est nécessaire à notre faculté d'imaginer pour qu'elle se forme des images des corps, de même la parole est nécessaire à notre faculté de concevoir pour qu'elle se forme des idées d'objets intellectuels en sorte qu'en transposant les termes on peut dire que la lumière parle à l'imagination pour lui révéler l'existence des corps, et que la parole éclaire l'entendement pour lui montrer les objets intellectuels.

Il semble que Duclos 1 ait saisi cette analogie de la parole à la lumière, lorsqu'il dit : « L'écriture est née tout à coup, et comme la lumière. >>

Ainsi, quand nous cherchons nos propres idées, nous ne faisons réellement que chercher les mots qui les expriment, puisque l'idée ne se montre à l'esprit que lorsque le mot est trouvé; et même les mots dont on se sert pour exprimer la correspondance des mots aux idées, rendre, exprimer, représenter, signifient tout seuls que le mot nous rend l'idée que nous cherchons, et qui serait perdue sans l'expression qui la représente ou la rend présente à l'esprit.

(Recherches philosophiques, chap. VIII.)

1. Duclos (1704-1771), né à Dinan, historien et moraliste, auteur d'une Histoire de Louis XI, de Considérations sur les mœurs, etc.

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