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Cet officier, nommé Reliev, entre avec l'air consterné.

Monsieur Suderland, dit-il, je me vois, avec un vrai chagrin, chargé par ma gracieuse souveraine d'exécuter un ordre dont la sévérité m'effraye, m'afflige, et j'ignore par quelle faute ou par quel délit vous avez excité à ce point le ressentiment de Sa Majesté.

-

Moi, monsieur! répondit le banquier, je l'ignore autant et plus que vous; ma surprise surpasse la vôtre. Mais, enfin, quel est cet ordre? Monsieur, reprend l'officier, en vérité, le courage me manque pour vous le faire connaître. Eh quoi! aurais-je perdu la confiance de l'impératrice? Si ce n'était que cela, vous ne me verriez pas si désolé. La confiance peut revenir, une place peut être rendue. Eh bien! s'agit-il de me renvoyer dans mon pays? · · Ce serait une contrariété; mais avec vos richesses on est bien partout. - Ah! mon Dieu! s'écria Suderland tremblant, est-il question de m'exiler en Sibérie 1? Hélas! on en revient. De me jeter en pri

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son? Si ce n'était que cela, on en sort. vine! voudrait-on me knouter 2? - Ce supplice est affreux, mais il ne tue pas. Eh quoi! dit le banquier en sanglotant, ma vie est-elle en péril? L'impératrice, si bonne, si clémente, qui me parlait si doucement encore il y a deux jours, elle voudrait... mais je ne puis le croire. Ah! de grâce, achevez; la mort serait moins cruelle que cette attente insupportable. Eh bien, cher, dit l'officier de police avec une voix lamentable, ma gracieuse souveraine m'a donné l'ordre de vous faire empailler. M'empailler! s'écrie Suderland en regardant fixement son interlocuteur; mais vous avez perdu la raison, ou l'impératrice n'aurait pas conservé la sienne;

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1. Vaste contrée au nord de l'Asie, où l'on exile les criminels d'Etat.

2. Knout, fouet à lanières de cuir, armé de pointes de fer.

enfin, vous n'auriez pas reçu un pareil ordre sans en faire sentir la barbarie et l'extravagance.-Hélas! mon pauvre ami, j'ai fait ce qu'ordinairement nous n'osons jamais tenter j'ai marqué ma surprise, ma douleur; j'allais hasarder d'humbles remontrances; mais mon auguste souveraine, d'un ton irrité, en me reprochant mon hésitation, m'a commandé de sortir et d'exécuter sur-le-champ l'ordre qu'elle m'avait donné, en ajoutant ces paroles qui retentissent encore à mon oreille : « Allez, et n'oubliez pas que votre devoir est de vous acquitter, sans murmure, des commissions dont je daigne vous charger. »

Il serait impossible de peindre l'étonnement, la colère, le tremblement, le désespoir du pauvre banquier. Après avoir laissé quelque temps un libre cours à l'explosion de sa douleur, le maître de police lui dit qu'il lui donne un quart d'heure pour mettre ordre à ses affaires. Alors Suderland le prie, le conjure, le presse longtemps en vain de lui laisser écrire un billet à l'impératrice pour implorer sa pitié. Le magistrat, vaincu par ses supplications, cède en tremblant à ses prières, se charge de son billet, sort, et, n'osant aller au palais, se rend précipitamment chez le comte de Bruce, gouverneur de Saint-Pétersbourg.

Celui-ci croit que le maître de police est devenu fou; il lui dit de le suivre, de l'attendre dans le palais, et court sans tarder chez l'impératrice. Introduit chez cette princesse, il lui expose le fait.

Catherine, en entendant ce récit, s'écrie: « Juste ciel! quelle horreur! En vérité, Reliev a perdu la tête. Comte, partez, courez, et ordonnez à cet insensé d'aller tout de suite délivrer mon pauvre banquier de ses folles terreurs et de le mettre en liberté. » Le comte sort, exécute l'ordre, revient, et retrouve Catherine riant aux éclats. « Je vois à présent, dit-elle, la cause d'une scène aussi burlesque qu'inconcevable. J'avais depuis quelques années un joli chien que j'aimais beaucoup, et je lui avais donné

le nom de Sunderland, parce que c'était celui d'un Anglais qui m'en avait fait présent. Ce chien vient de mourir; j'ai ordonné à Reliev de le faire empailler; et, comme il hésitait, je me suis mise en colère contre lui, pensant que, par une vanité sotte, il croyait une telle commission au-dessous de sa dignité. Voilà le mot de cette ridicule énigme. »

(Mémoires ou souvenirs.)

JOUBERT

(1754-1824)

Joseph JOUBERT, moraliste et critique, ami intime de Chateaubriand et de Fontanes, naquit à Montignac, petite ville du Périgord. Sous l'Empire, il devint inspecteur général, puis conseiller de l'Université. Joubert passa sa vie à lire, à causer, à méditer, à rêver; mais il écrivit peu. Pendant cinquante ans, il tint une espèce de journal, où il consignait ses réflexions, ses maximes, l'analyse de ses lectures et les événements de sa vie. Ce journal, publié depuis sa mort, sous le titre de Pensées, Essais et Maximes, lui assure une place dans la famille de La Bruyère et de Vauvenargues. Joubert était un homme passionné pour le beau idéal, d'un goût pur et délicat. Mais, à force de raffiner, il tombe quelquefois dans la recherche et la subtilité.

On a publié aussi une partie de la Correspondance de Joubert. Il avait à un degré éminent la facilité, l'enjouement et l'urbanité, qui sont, suivant lui, le vrai caractère du style épistolaire.

A M. DE CHATEAUBRIAND 1.

Paris, septembre 1819.

M. Maillet-Lacoste, vrai métromane en prose, et

1. Cette lettre ne rappelle-t-elle pas celle de madame de Sévigné sur le mariage de la grande Mademoiselle?

l'homme du monde le plus capable de bien écrire, si, ne voulant pas écrire trop bien, il pouvait quelquefois s'occuper d'autre chose que de ce qu'il écrit : M. Maillet- • Lacoste, qui sera jeune jusqu'à cent ans, et qui est le meilleur, le plus sensé, le plus honnête, le plus incorruptible et le plus naïf de tous les jeunes gens de tout âge; mais qui donne à sa candeur même un air de théâtre, parce que sa chevelure hérissée, ses attitudes et le son même de sa voix se ressentent des habitudes qu'il a prises sur le trépied où il est sans cesse monté quand il est seul, et d'où il ne descend guère quand il ne l'est pas M. Maillet, à qui il ne manque que de la paresse, du relâche, de la détente de tête, pour travailler admirablement, et qui a travaillé avec autant d'éloquence que

de courage, il y å vingt ans, contre la tyrannie de l'époque, comme l'attestent des opuscules dont je vous ai remis, il y a dix ans, un exemplaire qui vous aurait fait connaître son mérite, si vous l'aviez lu, mais que vous n'avez pas lu, parce que, occupe comme vous l'êtes, vous ne lisez rien, et je crois que vous faites bien, par une prérogative qui n'appartient qu'à vous: M. Maillet, qui a perdu une assez grande fortune à Saint-Domingue, sans y prendre garde et sans pouvoir s'en souvenir, parce qu'il était occupé d'une fable de Phèdre, et que depuis il est perpétuellement aux prises avec une période de Cicéron ou avec une des siennes : M. Maillet, qui, mis en déportation par le Directoire, entra dans une école de Bretagne, dont il fit la fortune, pour des souliers et un habit, sans s'apercevoir ni de l'injustice des hommes, ni de son changement de situation, parce qu'il est toujours en repos, quoique toujours agité sur le sommet de ses idées : M. Maillet, qui, avec les plus hautes, mais les plus innocentes prétentions, met à ses fonctions obscures de professeur autant d importance que s'il n'était qu'un sot; qui en remplit tous les devoirs avec la conscience et le

dévouement d'un Rollin; qui excelle à tout enseigner, et enseigne tout ce qu'on veut, depuis le rudiment jusqu'à l'arithmétique, en passant par tous les degrés intermédiaires, humanités, rhétorique et philosophie: M. Maillet, dont le destin est d'être apprécié et oublié; que l'Université, tout en rendant justice à son mérite académique, laisse en province quand tant d'autres sont à Paris; que M. de Fontanes lui-même a négligé, `quoiqu'il fût trèsdéterminé à le servir; que M. Dussault a quelquefois admiré; qui compte un grand nombre de partisans, mais dont tout le monde parle en souriant, excepté moi : M. Maillet, qui a une ambition que tous les lauriers du Parnasse ne couronneraient pas assez, et une modération que le suffrage d'un enfant contenterait; qui donnerait tous les biens de ce monde, quoique occupé de ceux de l'autre, pour une louange, et toutes les louanges de la terre pour une des vôtres, ou pour un moment de votre bienveillance et de votre attention: M. Maillet, enfin, dont je vous ai parlé plusieurs fois, mais dont le nom peut-être vous sera nouveau, parce que la fatalité qui le poursuit, sans qu'il s'en doute, vous aura sûrement rendu sourd M. Maillet donc vient d'arriver à Paris... Je lui envoie tout ouverte cette recommandation, dont un autre se fâcherait, et qui le comblera de joie. Ayez-y égard, je vous en conjure. Accueillez mon Maillet, le plus sage des fous et le plus fou des sages, mais un des meilleurs esprits du monde, si cet esprit était plus froid, et une des meilleures âmes que le ciel ait jamais créées, quoiqu'il ne soit occupé que de son esprit; espèce d'aigle sans bec, sans serres, sans fiel, mais non pas sans élévation assurément; un jeune homme de l'autre monde, que les connaisseurs généreux, comme vous l'êtes, doivent apprécier dans celui-ci, afin que justice soit faite, car il n'y fera pas fortune. Rendez-le heureux avec un mot et un sourire cela me fera du bien. Adieu.

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