Page images
PDF
EPUB

voyant rassasiée, lui dit : « Pauvre misérable! j'ai envie d'aller demander votre grâce à votre maître en vous voyant il sera touché de pitié. Voulez-vous me conduire chez lui? « — « Ange de Dieu, » répartit la négresse, « je vous suivrai partout où vous voudrez. » Virginie appela son frère et le pria de l'accompagner. L'esclave marronne les conduisit, par des sentiers au milieu des bois, à travers de hautes montagnes, qu'ils grimpèrent avec bien de la peine, et de larges rivières, qu'ils passèrent à gué. Enfin, vers le milieu du jour, ils arrivèrent au bas d'un morne 2, sur les bords de la rivière Noire. Ils apercurent là une maison bien bâtie, des plantations considérables et un grand nombre d'esclaves occupés à toutes sortes de travaux. Leur maître se promenait au milieu d'eux, une pipe à la bouche et un rotin 3 à la main. C'était un grand homme sec, olivâtre, aux yeux enfoncés et aux sourcils noirs et joints. Virginie, tout émue, tenant Paul par le bras, s'approcha de l'habitant, et le pria, pour l'amour de Dieu, de pardonner à son esclave, qui était à quelques pas de là derrière eux. D'abord l'habitant ne fit pas grand compte de ces deux enfants pauvrement vêtus; mais quand il eut remarqué la taille élégante de Virginie, sa belle tête blonde sous une capote bleue, et qu'il eut entendu le doux son de sa voix, qui tremblait, ainsi que tout son corps, en lui demandant grâce, il ôta sa pipe de sa bouche, et, levant son rotin vers le ciel, il dit qu'il pardonnait à son esclave pour l'amour d'elle. Virginie aussitôt fit signe à l'esclave de s'avancer vers son maître; puis elle s'enfuit, et Paul courut après elle.

(Paul et Virginie.)

1. Grimper, v. neutre, ne veut pas de régime direct. Gravir serait le mot propre.

2. Morne, petite montagne dans les colonies.

3. Rotin, partie de la tige du rotang, qui sert de canne, de baguette, etc.

Naufrage de Virginie.

Dans les balancements du vaisseau, ce qu'on craignait arriva. Les câbles de son avant rompirent; et comme il n'était plus retenu que par une seule ansière 1, il fut jeté sur les rochers à une demi-câblure du rivage. Ce ne fut qu'un cri de douleur parmi nous. Paul allait s'élancer à la mer, lorsque je le saisis par le bras. « Mon fils, » lui dis-je, « voulez-vous périr? » « Que j'aille à son secours,» s'écria-t-il, « ou que je meure! » Comme le désespoir lui ôtait la raison, pour prévenir sa perte, Domingue et moi lui attachâmes à la ceinture une longue corde dont nous saisîmes l'une des extrémités. Paul alors s'avança vers le Saint-Géran 2, tantôt nageant, tantôt marchant sur les récifs. Quelquefois il avait l'espoir d'aborder; car la mer, dans ses mouvements irréguliers, laissait le vaisseau presque à sec, de manière qu'on en eût pu faire le tour à pied; mais bientôt aprês, revenant sur ses pas avec une nouvelle furie, elle le couvrait d'énormes voûtes d'eau, qui soulevaient tout l'avant de sa carène 3, et rejetaient bien loin sur le rivage le malheureux Paul, les jambes en sang, la poitrine meurtrie, et à demi noyé. A peine ce jeune homme avait-il repris l'usage de ses sens, qu'il se relevait, et retournait avec une nouvelle ardeur au vaisseau, que la mer cependant entr'ouvrait par d'horribles secousses. Tout l'équipage, désespérant alors de son salut, se précipitait en foule à la mer, sur des vergues 4, des planches, des cages à poules, des tables et des tonneaux.

1. Ansières, filet de pêche qu'on tend dans les auses.

2. Le vaisseau où était Virginie.

3. Carene, flanc et fond d'un vaisseau.

4. Vergue, longue pièce de bois qui soutient les voiles.

On vit alors un objet digne d'une éternelle pitié : une jeune demoiselle parut dans la galerie de la poupe 1 du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisait tant d'efforts pour la joindre : c'était Virginie. Elle avait reconnu Paul à son intrépidité. La vue de cette aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir. Pour Virginie, d'un port noble et assuré, elle nous faisait signe de la main, comme nous disant un éternel adieu. Tous les matelots s'étaient jetés à la mer; il n'en restait plus qu'un sur le pont, qui était nerveux comme Hercule. Il s'approcha de Virginie avec respect. Nous le vîmes se jeter à ses genoux, et s'efforcer même de lui ôter ses habits; mais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa vue. On entendit aussitôt ces cris redoublés des spectateurs : « Sauvez-la! sauvez-la! ne la quittez pas! » Mais, dans ce moment, une montagne d'eau d'une effroyable grandeur s'engouffra entre l'île d'Ambre et la côte, et s'avança en rugissant vers le vaisseau, qu'elle menaçait de ses flancs noirs et de ses sommets écumants. A cette terrible vue, le matelot s'élança seul à la mer; et Virginie, voyant la mort inévitable, posa une main sur ses habits, l'autre sur son cœur, et, levant en haut ses yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieux.

(Paul et Virginie.)

Une promenade de Jean-Jacques et de Bernardin.

Rousseau me proposa un jour de venir le lundi des fêtes de Pâques au mont Valérien 2. Nous nous donnâmes rendez-vous dans un café aux Champs-Élysées. Le matin,

1. Poupe, arrière d'un vaisseau.

2. Mont près de Paris. En 1841, on y bâtit une forteresse sur l'emplacement adu monastère, détruit par Napoléon Ier.

nous prîmes du chocolat. Le vent était à l'ouest; l'air était frais; le soleil paraissait environné de grands nuages blancs, divisés par masses sur un ciel d'azur. Entrés 1 dans le bois de Boulogne à huit heures, Jean-Jacques se mit à herboriser. Pendant qu'il faisait sa petite récolte, nous avancions toujours. Déjà nous avions traversé une partie du bois lorsque nous aperçûmes dans ces solitudes deux jeunes filles, dont l'une tressait les cheveux de sa compagne. Frappés de ce tableau champêtre, nous nous. arrêtâmes un instant. « Ma femme, me dit Rousseau, m'a conté que dans son pays les bergères font ainsi mutuellement leur toilette en plein champ. » Ce spectacle charmant nous rappela en même temps les beaux jours de la Grèce et quelques beaux vers de Virgile. Il y a dans les vers de ce poëte un sentiment si vrai de la nature, qu'ils nous reviennent toujours à la mémoire au milieu de nos plus douces émotions.

Arrivés sur le bord de la rivière, nous passâmes le bac avec beaucoup de gens que la dévotion conduisait au mont Valérien. Nous gravîmes une pente très-roide; et nous fûmes à peine à son sommet que, pressés par la faim, nous songeâmes à dîner. Rousseau me conduisit alors vers un ermitage où il savait qu'on nous donnerait l'hospitalité. Le religieux qui vint nous ouvrir nous conduisit à la chapelle, où l'on récitait les litanies de la Providence, qui sont très-belles. Nous entrâmes justement au moment où l'on prononçait ces mots : Providence, qui avez soin des empires! Providence, qui avez soin des voyageurs! Ces paroles, si simples et si touchantes, nous remplirent d'émotion; et lorsque nous eûmes prié, JeanJacques me dit avec attendrissement : << Maintenant j'éprouve ce qui est dit dans l'Éyangile : Quand plusieurs

1. Lorsque nous fùmes entrés. Ellipse.

d'entre vous seront rassemblés en mon nom, je me trouverai au milieu d'eux. Il y a ici un sentiment de paix et de bonheur qui pénètre l'âme. » Je lui répondis : « Si Fénelon vivait, vous seriez catholique. » Il me répartit, hors de lui et les larmes aux yeux : « Oh! si Fénelon vivait, je chercherais à être son laquais pour mériter d'être son valet de chambre ! »

Cependant on nous introduisit au réfectoire; nous nous assimes pour assister à la lecture, à laquelle Rousseau fut très-attentif. Le sujet était l'injustice des plaintes de l'homme. Dieu l'a tiré du néant, il ne lui doit que le néant. Après cette lecture, Rousseau me dit d'une voix profondément émue : « Ah! qu'on est heureux de croire!»

Nous nous promenâmes quelque temps dans le cloître et dans les jardins. On y jouit d'une vue immense. Paris élevait au loin ses tours couvertes de lumière, et semblait couronner ce vaste paysage: ce spectacle contrastait avec de grands nuages plombés qui se succédaient à l'ouest, et semblaient remplir la vallée. Plus loin, on apercevait la Seine, le bois de Boulogne et le château vénérable de Madrid, bâti par François Ier, père des lettres. Comme nous marchions en silence en considérant ce spectacle, Rousseau me dit : « Je reviendrai méditer ici. »

(Essai sur Jean-Jacques Rousseau.}

Un paria1.

A peine le docteur anglais eut-il frappé à la porte de la cabane, qu'un homme d'une physionomie fort douce vint la lui ouvrir; il s'éloigna de lui aussitôt en lui di..

1. Parias, Indiens méprisés et bannis de tout lieu halité. Il est permis de les tue, si on en est seulement touché.

« PreviousContinue »