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poussé par la noblesse, fut élu député du tiers état en Provence. Dès son entrée dans l'Assemblée nationale, il la domina par sa parole. Il se montra en génie et en habileté le digne émule des grands orateurs anglais, ses contemporains, et il les surpassa peut-être par la puissance qu'il exerça sur l'esprit des hommes. A la voix de ce redoutable tribun, l'ancien ordre social s'écroula tout entier. Mais Mirabeau n'était pas républicain; il voulait fonder en France une monarchie constitutionnelle. Quand il vit la royauté en danger, il prit sa défense, et résolut d'arrêter le torrent révolutionnaire. La mort le surprit au moment où il allait commencer cette nouvelle lutte.

PÉRORAISON DU DISCOURS

CONTRE LA BANQUEROUTE '.

Deux siècles de déprédations et de brigandages ont creusé le gouffre où le royaume est près de s'engloutir; il faut le combler, ce gouffre effroyable. Eh bien! voici la liste des propriétaires français; choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens. Mais choisissez; car ne faut-il pas qu'un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple? Allons. Ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit. Ramenez l'ordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le royaume. Frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes; précipitez-les dans l'abîme: il va se fermer... Vous reculez d'horreur... Hommes inconséquents! hommes pusillanimes! Eh! ne voyez-vous donc pas qu'en décrétant la banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inévitable sans la décréter, vous vous souillez d'un acte mille fois plus criminel, et, chose inconcevable! gratuitement criminel? Car, enfin, cet horrible sacrifice

1. Fa 1789, Necker, ministre de Louis XVI, proposa un impôt du quart du revenu de chaque citoyen pour éviter la banqueroute. Mirabeau appuya la propoaition du ministre, et prononça une de ses plus belles improvisations.

ferait du moins disparaître le déficit. Mais croyez-vous, parce que vous n'aurez pas payé, que vous ne devez plus rien? Croyez-vous que les milliers, les millions d'hommes qui perdront en un instant, par l'explosion terrible ou par ses contre-coups, tout ce qui faisait la consolation de leur vie, et peut-être leur unique moyen de la sustenter, vous laisseront paisiblement jouir de votre crime?

Contemplateurs stoïques des maux incalculables que cette catastrophe vomira sur la France; impassibles égoïstes qui pensez que ces convulsions du désespoir et de la misère passeront comme tant d'autres, et d'autant plus rapidement qu'elles seront plus violentes, êtes-vous bien sûrs que tant d'hommes sans pain vous laisseront savourer les mels dont vous n'aurez voulu diminuer ni le nombre ni la délicatesse? Non, vous périrez, et, dans la conflagration universelle que vous ne frémissez pas d'allumer, la perte de votre honneur ne sauvera pas une seule de vos détestables jouissances.

Voilà où nous marchons... J'entends parler de patriotisme, d'élan de patriotisme, d'invocations du patriotisme. Ah! ne prostituez pas ces mots de patrie et de patriotisme. Il est donc bien magnanime l'effort de donner une portion de son revenu pour sauver tout ce que l'on possède! Eh! messieurs, ce n'est là que la simple arithmétique, et celui qui hésitera ne peut désarmer l'indignation que par le mépris que doit inspirer sa stupidité. Oui, messieurs, c'est la prudence la plus ordinaire, la sagesse la plus triviale; c'est votre intérêt le plus grossier que j'invoque. Je ne vous dis plus, comme autrefois : « Donnerez-vous les premiers aux nations le spectacle d'un peuple assemblé pour manquer à la foi publique ? » Je ne vous dis plus: « Eh! quels titres avez-vous à la liberté, quels moyens vous resteront pour la maintenir, si, dès votre premier pas, vous surpassez les turpitudes des gouvernements les plus corrom

pus? si le besoin de votre concours et de votre surveillance n'est pas le garant de votre constitution... » Je vous dis: « Vous serez tous entraînés dans la ruine universelle; et les premiers intéressés au sacrifice que le gou-vernement vous demande, c'est vous-mêmes. >>

Votez donc ce subside extraordinaire; et puisse-t-il être suffisant! Votez-le, parce que si vous avez des doutes sur les moyens, doutes vagues et non éclaircis, vous n'en avez pas sur la nécessité et sur notre impuissance à le remplacer, immédiatement du moins. Votez-le, parce que les circonstances publiques ne souffrent aucun retard, et que nous serions comptables de tout délai. Gardez-vous de demander du temps: le malheur n'en accorde pas. Eh! messieurs, à propos d'une ridicule motion du PalaisRoyal 1, d'une risible insurrection, qui n'eut jamais d'im-. portance que dans les imaginations faibles ou dans les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés: Catilina est aux portes de Rome, et l'on délibère 2! Et certes il n'y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome. Mais aujourd'hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là; elle menace de vous consumer, vous, vos propriétés, votre honneur, et vous délibérez 3 !

1. Des réunions populaires se tenaient dans le jardin du Palais-Royal, et l'on y faisait les motions les plus violentes contre la cour.

2. Peu de jours auparavant, un député, soupçonnant Mirabeau de conspirer avec es émeutiers du Palais-Royal, avait prononcé ces mots en le regardant fixement. 3. « Non, l'on ne délibéra plus, dit La Harpe; des cris d'enthousiasme attestèrent la victoire de l'orateur. »

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE

(1737-1814)

Après les quatre grands génies qui dominent le XVIIIe siècle, la première place appartient à BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. Il naquit au Havre. Doué d'une vive sensibilité, entraîné par une humeur aventurense, il passa sa jeunesse à caresser de généreuses chimères. Il prit ou. chercha du service en France, à Malte, en Russie, en Pologne, en Autriche, en Saxe, en Prusse, dans les colonies, et n'éprouva que déceptions. Comme Rousseau, qui lui était supérieur par le génie et par le désintéressement, il avait un caractère ombrageux, une humeur mobile, un esprit capricieux, bizarre, indépendant, romanesque. A quarante ans, il renonça à l'ambition et à la gloire, et dévoua le reste de sa vie à l'étude de la nature. Il fut nommé intendant du jardin des Plantes en 1792, professeur de morale en 1794, et membre de l'Institut en 1795.

Nous devons à Bernardin de Saint-Pierre Paul et Virginie et la Chaumière indienne, petits chefs-d'œuvre de sentiment et de style, où il rappelle ses contemporains au bonheur de la famille par le tableau de l'innocence et de la vertu; des Études de la Nature et des Harmonies de la Nature, ses deux principaux ouvrages, où il entreprend d'expliquer les lois qui gouvernent le monde, et de montrer partout l'action d'une Providence paternelle et vigilante. Mais il consulte moins sa raison que son imagination; quand les preuves lui manquent, il y supplée par des hypothèses chimériques, dont la science a fait bonne justice. On a encore de lui un Voyage à l'Ile de France, les Vœux d'un solitaire, un Dialogue sur la mort de Socrate, une Théorie de l'univers; le premier livre d'un poëme en prose intitulé Arcadie et inspiré par la lecture de Télémaque; un Essai sur J.-J. Rousseau, où l'on trouve des détails intéressants sur ce grand écrivain, dont il fut quelque temps l'ami.

La gloire de Bernardin de Saint-Pierre a été de continuer la lutte commencée par Jean-Jacques contre le matérialisme et l'athéisme, de ramener Dieu et la nature dans la littérature et de hâter la réaction religieuse qui devait porter des fruits dans

les premières années du XIXe siècle. Il fut le précurseur de

Chateaubriand.

Le style de Bernardin est un mélange affaibli de la douceur harmonieuse de Fénelon et de la pompe de J.-J. Rousseau. Quoique toutes ses couleurs ne soient pas vraies, il excelle à peindre la nature. Il prêche l'amour de la vertu; mais son système n'est guère qu'une morale gravement épicurienne.

Humanité de Virginio.

Le bon naturel de ces enfants se développait de jour en jour. Un dimanche, au lever de l'aurore, leurs mères étant allées à la première messe, une négresse marronne 1 se présenta sous les bananiers qui entouraient leur habitation. Elle était décharnée comme un squelette, et n'avait pour vêtement qu'un lambeau de serpillière 2 autour des reins. Elle se jeta aux pieds de Virginie, qui préparait le déjeuner de la famille, et lui dit : « Ma jeune demoiselle, ayez pitié d'une pauvre esclave fugitive; il y a un mois que j'erre dans ces montagnes, demi-morte de faim, souvent poursuivie par des chasseurs et par leurs chiens. Je fuis mon maître, qui est un riche habitant de la rivière Noire. Il m'a traitée comme vous le voyez. » En même temps, elle lui montra son corps sillonné de cicatrices profondes par les coups de fouet qu'elle en avait reçus. Elle ajouta : « Je voulais aller me noyer; mais, sachant que vous demeuriez ici, j'ai dit : « Puisqu'il y a encore de bons blancs dans ce pays, il ne faut pas encore mourir.» Virginie, tout émue, lui répondit : « Rassurez-vous, infortunée créature! Mangez, mangez; » et elle lui donna le déjeuner de la maison, qu'elle avait apprêté. L'esclave, en peu de moments, le dévora tout entier. Virginie, la

1. Marron, se dit d'un esclave échappé.

2 Serpillière, toile grosse et claire pour emballer.

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