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la terre trembler. Athènes 1, à plus de cinquante lieues d'une mer coupée d'îles, prétend en avoir entendu le bruit. Les vaisseaux russes, quoique assez éloignés, étaient agités comme par les secousses d'une violente tempête. Cet affreux spectacle dura depuis une heure après minuit jusqu'à six heures du matin.

Les chaloupes russes sauvaient quelques-uns des malheureux qui, après être sautés en l'air, ou s'être précipités eux-mêmes dans la mer, erraient sur les flots; et quoique le plus grand nombre des Turcs fût parvenu à se jeter à la côte, tous les rivages d'alentour furent couverts de cadavres. Il y eut de 2 brûlés quinze gros vaisseaux de soixante-quatorze à cent pièces de canon, neuf de quinze à trente, et plusieurs galères 3. Un seul vaisseau de soixante canons et cinq galiotes 4 échappèrent aux flammes, et tombèrent entre les mains des Russes.

(Histoire de l'anarchie de Pologne, liv. XI.)

BEAUMARCHAIS

(1732-1799)

Augustin Caron de BEAUMARCHAIS était fils d'un horloger de Paris. I exerça d'abord l'état de son père, cultiva ensuite la musique avec succès, et l'enseigna aux filles de Louis XV. Plus tard, il entra dans les affaires, y déploya de grands talents et

1. Smyrne et Athènes prises pour les habitants. Métonymie.

2. Ce de forme un gallicisme.

3. Navire long et de bas bord, ordinairement à rames.

4. Petit navire qui va à rames et à voiles.

acquit une fortune considérable. Il eut à soutenir trois procès qui firent beaucoup de bruit; il écrivit lui-même sa défense, et composa ses fameux Mémoires, étincelants d'esprit, de verve, de gaieté et d'éloquence, vrai mélange du pamphlet, de la satire, de la comédie et du roman, trop souvent gâtés par le mauvais goût, la déclamation, la bouffonnerie et le cynisme. Nous avons encore de Beaumarchais des comédies en prose, que la musique a popularisées de nos jours, le Barbier de Séville, petite pièce piquante et gaie, et le Mariage de Figaro, qui est moins une comédie qu'une satire dialoguée, où l'auteur livre à la risée et au mépris toutes les classes de la société.

Monologue de Figaro i

Monsieur le comte, parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie!... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître 1, et rien de plus; du reste, homme assez ordinaire; tandis que moi, morbleu 2! perdu dans la fcule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes.

Est-il rien de plus bizarre que ma destinée? Fils de je ne sais qui, volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête; et partout je suis repoussé! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette de vétérinaire! Las d'attrister des bêtes malades, et

1. Figaro, apostrophant le comte, c'est le peuple attaquant les classes privílégiées.

2. Mot souvent cité. Bien des gens n'avaient pas eu d'autre peize pour par venir, comme le duc de Fronsac, colonel à sept ans.

3. Morbleu! un de ces jurons très-fréquents dans l'ancienne comédie.

4. Vétérinaire, adj., se dit de la médecine des bestiaux.

pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre; me fussé-je mis une pierre au cou! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule à l'instant un envoyé... de je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers la Sublime-Porte 2, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc; et voilà ma comédie flambée pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate en nous disant : Chiens de chrétiens! Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. Mes joues creusaient; mon terme était échu je voyais de loin arriver l'affreux recors 4, la plume fichée dans sa perruque; en frémissant je m'évertue 5. Il s'élève une question sur la nature des richesses; et comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sou, j'écris sur la valeur de l'argent et sur son produit net; sitôt je vois du fond d'un fiacre baisser pour moi le pont d'un château fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté.

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Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil! Je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours 6; que sans la li

1. Mahomet (569-632), né à la Mekke, en Arabie, fondateur de la religion musulmane.

2. Porte on Sublime-Porte, nom donné à la cour du sultan.

3. Ruinée, perdue, de flamber, passer par les flammes.

4. Recors, aide d'un huissier dans ses exécutions.

5. S'évertuer, s'efforcer (de virtus, force, vertu),

6. Malheureusement les sottises imprimées amènent souvent les sottises en action.

berté de blâmer il n'est point d'éloge flatteur, et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits.

Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue; et, comme il faut dîner, quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question. On me dit que, pendant ma retraite économique, il s'est établi dans Madrid 1 un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de, cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique, et, croyant n'aller sur les brisées d'aucun autre, je le nomme Journal inutile. Aussitôt je vois s'élever contre moi mille pauvres hères 2 à la feuille; on me supprime, et me voilà de rechef sans emploi!

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Le désespoir m'allait saisir : on pense à moi pour une place; mais, par malheur, j'y étais propre il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint. Il ne me restait plus qu'à voler; je me fais banquier de pharaon 3 : alors, bonnes gens! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m'ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J'aurais

1. La scène est en Espagne. C'est sous des noms espagnols que l'auteur fronde les abus de la société française.

2. Homme sans mérite, sans fortune (de herus, maître).

3. Pharaon, jeu de hasard qui se joue avec des cartes. On jouait alors un jeu effréné.

bien pu me remonter; je commençais même a comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup, je quittais le monde; et vingt brasses d'eau m'en allaient séparer lorsqu'un dieu bienfaisant m'appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais 1; puis, laissant la fumée aux sots qui s'en nourrissent et la honte au milieu du chemin, comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci.

(Le Mariage de Figuro, acte V, scène 3.)

MIRABEAU

(1749-1791)

Honoré Gabriel Riquetti, comte de MIRABEAU, le prince de la tribune française, naquit au Bignon, près de Nemours. Il était fils du marquis de Mirabeau, l'économiste, qui s'appelait l'ami des hommes et qui fut le tyran de sa famille. Des passions violentes furent la cause des malheurs de Mirabeau et devinrent peut-être le premier aiguillon de son talent. Sa conduite scandaleuse le fit enfermer dans différentes prisons en vertu de lettres de cachet. C'est là qu'il puisa cette haine du despotisme et cet amour ardent de la liberté qui inspirèrent son éloquence. En 1789, à l'époque de la réunion des états généraux, le comte de Mirabeau, re

1 Trousse, étui destiné à mettre des instruments. pour repasser les rasoirs.

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