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apporte le poison, s'il est prêt; et s'il ne l'est pas qu'on le broie au plus tôt 1. »

Criton voulut lui remontrer que le soleil n'était pas encore couché, que d'autres avaient eu la liberté de prolonger leur vie de quelques heures. « Ils avaient leurs raisons, dit Socrate, et j'ai les miennes pour en agir autrement. »>

Criton donna des ordres, et quand ils furent exécutés un domestique apporta la coupe fatale. Socrate ayant demandé ce qu'il avait à faire. « Vous promener après avoir pris la potion, répondit cet homme, et vous coucher sur le dos quand vos jambes commenceront à s'appesantir. » Alors, sans changer de visage et d'une main assurée, il prit la coupe, et, après avoir adressé ses prières aux dieux, il l'approcha de sa bouche.

Dans ce moment terrible, le saisissement et l'effroi s'emparèrent de toutes les âmes, et des pleurs involontaires coulèrent de tous les yeux; les uns, pour les cacher, jetaient leur manteau sur leur tête, les autres se levaient en sursaut pour se dérober à sa vue; mais lorsqu'en ramenant leurs regards sur lui ils s'aperçurent qu'il venait de renfermer la mort dans son sein, leur douleur, trop longtemps contenue, fut forcée d'éclater, et leurs sanglots redoublèrent aux cris du jeune Apollodore, qui, après avoir pleuré toute la journée, faisait retentir la prison de hurlements affreux. «Que faites-vous, mes amis? leur dit Socrate sans s'émouvoir; j'avais écarté ces femmes 2 pour n'être pas témoin de pareilles faiblesses. Rappelez votre courage; j'ai toujours ouï dire que la mort devait être accompagnée de bons augures 3. Cependant il continuait à se promener. Dès qu'il sentit

1. Ce poison était extrait de la ciguë, plante vénéneuse.

2. Sa femme et ses enfants.

Augures, prés ges tirés du vol des oiseaux. Pris ici d'une manière générale.

de la pesanteur dans ses jambes, il se mit sur son lit et s'enveloppa de son manteau. Le domestique montrait aux assistants les progrès successifs du poison. Déjà un froid mortel avait glacé les pieds et les jambes; il était près de s'insinuer dans le cœur lorsque Socrate, soulevant son manteau, dit à Criton : « Nous devons un coq à Esculape 1; n'oubliez pas de vous acquitter de ce vœu. — Cela sera fait, répondit Criton; mais n'avez-vous pas encore quelque autre ordre à nous donner? » Il ne répondit point. Un instant après, il fit un petit mouvement; le domestique, l'ayant découvert, reçut son dernier regard, et Criton lui ferma les yeux.

Ainsi mourut le plus religieux, le plus vertueux et le plus heureux des hommes; le seul peut-être qui, sans crainte d'être démenti, pût dire hautement : « Je n'ai jamais, ni par mes paroles ni par mes actions, commis la moindre injustice. »

(Voyage d'Anacharsis.)

RULHIÈRE

(1735-1791.)

Claude-Carloman de RULHIÈRE naquit à Bondy, près de Paris. Il entra d'abord dans la diplomatie, et fut secrétaire d'ambassade à Saint-Pétersbourg. Il finit par se consacrer aux lettres, et il composa plusieurs ouvrages historiques qui le placent au rang des premiers historiens du XVIIIe siècle. L'Histoire de

1. Esculape, dieu de la médecine. Peut-être voulait-il ménager les croyances de ses compatriotes.

l'anarchie de Pologne, écrite d'un style plein de gravité et de mouvement, rappelle quelquefois la manière des historiens de l'antiquité. On a encore de lui des Éclaircissements historiques sur la révocation de l'édit de Nantes, l'Histoire de la révolution de Russie en 1768 et quelques Poésies fugitives.

Incendie de la flotte turque à Tchesmė 1

Les vaisseaux turcs, en suivant la côte, rencontrèrent le petit golfe de Tchesmé, et y entrèrent comme dans un asile.

L'armée russe jeta l'ancre à la même place que l'armée turque venait "d'abandonner; et apercevant les vaisseaux ennemis amoncelés dans une baie étroite et dont l'entrée se trouvait encore resserrée par un rocher qui se trouvait au milieu des eaux, on conçut l'espérance d'y incendier toute cette flotte.

Quatre vaisseaux russes furent aussitôt détachés pour fermer la sortie de cette baie. Mais les courants firent tomber ces quatre vaisseaux sous le vent, sans que, de tout le jour, aucune manœuvre pût les rapprocher.

Chacune de ces deux escadres demeurait ainsi dans un extrême péril, l'une, malgré sa force, amoncelée entre des rochers, où il était facile de la détruire; l'autre, malgré sa faiblesse, séparée en deux divisions, hors de portée de se secourir mutuellement.

Hassan 2, qui s'était fait porter au lieu du danger, représenta au capitan-pacha 3 combien la flotte ottomane était exposée dans cette anse. Mais celui-ci, de plus en plus attaché à la résolution de ne point combattre, se

1. Ville de l'Asie Mineure, sur un golfe, en face de l'île de Chio, où la flotte turque fut brûlée, en 1770, par le comte Alexis Orloff, l'amiral Spiritof, l'Écossais Elphinstone et l'Anglais Gregg.

2. Hassan, vaillant et habile capitaine persan au service turc

3. Capitan-pacha, titre donné à l'amiral turc.

croyait sous la protection de la petite forteresse de Tchesmé et des batteries qu'il faisait établir sur les côtes. Il défendit à tout vaisseau de prendre le large, et envoya par terre aux Dardanelles 1, pour en faire venir encore quelques vaisseaux. Il employa toute la journée suivante à établir des batteries sur le rivage. Une fut placée sur le rocher qui rétrécissait l'entrée du golfe. Quatre vaisseaux, placés en travers dans l'intérieur du golfe, couvraient toute la flotte et défendaient le passage. Mais pendant cette même journée l'escadre russe, parvenue à se réunir, préparait des brûlots 2 pour une expédition

plus terrible qu'un combat.

Au milieu de la nuit ces brûlots s'avancent, soutenus par trois vaisseaux de ligne, une frégate et une bombarde. Un de ces vaisseaux, monté par Gregg, arriva le premier à l'entrée du port, et y resta longtemps exposé au feu de la batterie et des quatre vaisseaux ennemis, faisant, de son côté, un feu terrible et continuel avec des grenades, des boulets rouges, des carcasses, des fusées, de la mitraille. Les deux autres vaisseaux arrivèrent enfin à la même portée, et commencèrent un feu semblable, tandis que la bombarde 3, placée à leur tête, envoyait au loin ses bombes dans l'intérieur du golfe. Pendant ce temps les deux brûlots approchent, conduits l'un et l'autre par des officiers anglais. L'un, dont le commandant ne put bien faire comprendre ses ordres par les Esclavons et les Grecs qui formaient son équipage, prit feu trop tôt, et brûla inutilement; l'autre s'en éloigna et gagna le centre de l'ennemi. Le crampon s'accrocha à quelques

1.Détroit de Gallipoli, ou Hellespont, entre l'Europe et l'Asie, défendu par cinq forteresses, dont trois sont bâties en Asie dans l'ancienne Troade, appeléo aussi Dardanie, du nom de Dardanus, roi du pays.

2. Brûlot, navire chargé de matières combustibles et destiné à incendier. 3. Bombarde, navire destiné à porter des mortiers et à lancer des bombes.

grillages d'un des plus gros vaisseaux turcs. Cinq minutes après, le vaisseau turc fut enflammé, et le feu gagna aussitôt les trois autres vaisseaux qui fermaient l'entrée du port.

Les vaisseaux russes, auxquels on avait envoyé toutes les chaloupes, se retirèrent pour n'être pas exposés quand les vaisseaux er nemis sauteraient en l'air.

L'escadre turque était si resserrée que les vaisseaux se touchaient presque les uns les autres. En peu d'instants les flammes poussées par le vent s'élevèrent, s'étendirent, et offrirent aux yeux des Russes le spectacle de la flotte ennemie embrasée tout entière. Le golfe de Tchesmé ne paraissait qu'un immense globe de feu. De lamentables cris sortaient de cette mer enflammée. La plus grande partie des équipages turcs étaient descendue à terre dans la journée précédente. Ce qui restait dans les navires se précipite dans la mer et cherche à fuir au rivage. Mais les canons de ces vaisseaux étant chargés, à mesure que la flamme les échauffait, les batteries faisaient feu et foudroyaient la côte. Quand l'embrasement eut gagné les soutes à poudre, d'affreux éclats retentissaient du sein de cet horrible incendie et dispersaient au loin des débris, des corps expirants, des troncs mutilés.

Les habitants de Chio, accourus au rivage, et tremblant de voir leur ile pillée par les vainqueurs, voyaient distinctement, à la lueur de l'incendie et sur toute la surface de la mer, différentes scènes de cette horrible catastrophe: les eaux couvertes de malheureux nageant à travers les débris enflammés; la forteresse de Tchesmé, la ville et une mosquée bâties en amphithéâtre sur une colline, abîmées de fond en comble, et tous les habitants de cette côte fuyant sur les hauteurs éloignées. On entendait mugir dans l'enfoncement des terres les montagnes et les rochers. Au moment de cette destruction, il y eut un si horrible fracas que Smyrne, distant de dix lieues, sentit

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