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vous, monsieur de Malesherbes 1, sur l'échafaud..... » « Ah! dit Roucher 2, il paraît que Monsieur n'en veut qu'à l'Académie; il vient d'en faire une terrible exécution; et moi, grâce au ciel... >> « Vous! vous mourrez aussi sur l'échafaud! »

«Oh! c'est une gageure, s'écria-t-on de toutes parts, il a juré de tout exterminer. »> - «Non, ce n'est pas moi qui l'ai juré. » - «Mais nous serons donc subjugués par les Turcs et les Tartares? » - « Point du tout, je vous l'ai dit vous serez alors gouvernés par la seule philosophie, par la seule raison. Ceux qui vous traiteront ainsi seront tous des philosophes, auront à tout moment dans la bouche toutes les mêmes phrases que vous répétez depuis une heure, répéteront toutes vos maximes, citeront tout comme vous les vers de Diderot... » - On se disait à l'oreille : « Vous voyez bien qu'il est fou, » car il gardait toujours le plus grand sérieux. << Est-ce que vous ne voyez pas qu'il plaisante? Et vous savez qu'il entre toujours du merveilleux dans ses plaisanteries. »>« Oui, répondit Chamfort, mais son merveilleux n'est pas gai, il est trop patibulaire; et quand tout cela arrivera-t-il? » « Six ans ne se passeront pas que tout ce que je vous dis ne soit accompli. » « Voilà bien des miracles; et cette fois c'était moi-même qui parlais, et vous ne m'y mettez pour rien. » — « Vous y serez pour un miracle tout au moins aussi extraordinaire: vous serez alors chrétien. »

Grandes exclamations.

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<< - Ah! reprit Chamfort, je suis rassuré; si nous ne devons périr que quand La Harpe sera chrétien, nous sommes immortels. >>

1. Malesherbes, ministre libéral de Louis XVI et son défenseur devant la Convention, fut guillotiné en 1794.

2. Roucher, poëte médiocre, guillotiné avec A. Chénier ou 1794.

« Pour ça, dit alors madame la duchesse de Gramont, nous sommes bien heureuses, nous autres femmes, de n'être pour rien dans les révolutions. Quand je dis pour rien, ce n'est pas que nous ne nous en mêlions toujours un peu, mais il est reçu qu'on ne s'en prend pas à nous, et à notre sexe... >> « Votre sexe, mesdames, ne vous en défendra pas cette fois; et vous aurez beau ne vous mêler de rien, vous serez traitées tout comme les hommes, sans aucune différence quelconque. »

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<< Mais qu'est-ce que vous dites donc là, monsieur Cazotte? c'est la fin du monde que vous nous prêchez! >> « Je n'en sais rien; mais ce que je sais, c'est que vous, madame la duchesse, vous serez conduite à l'échafaud, vous et beaucoup d'autres dames avec vous, dans la charrette du bourreau, et les mains liées derrière le dos. » « Ah! j'espère que dans ce cas-là j'aurai un carrosse drapé de noir. » << Non, madame, de plus grandes dames que vous iront comme vous en charrette, et les mains liées comme vous. >> - «De plus grandes dames! Quoi! les princesses du sang?

De plus grandes dames encore.... » Ici un mouvement très-sensible dans toute la compagnie, et la figure du maître se rembrunit; on commençait à trouver que la plaisanterie était forte. Madame de Gramont, pour dissiper le nuage, n'insista pas sur cette dernière réponse, et se contenta de dire du ton le plus léger :

« Vous verrez qu'il ne me laissera pas seulement un confesseur?»-« Non, madame, vous n'en aurez pas, ni vous, ni personne. Le dernier supplicié qui en aura un par grâce sera... »

Il s'arrêta un moment : « Eh bien! quel est donc l'heureux mortel qui aura cette prérogative? » - « C'est la seule qui lui restera, et ce sera le roi de France! >>

Le maître de la maison se leva brusquement, et tout le

monde avec lui. Il alla vers M. Cazotte et lui dit avec un ton pénétré: « Mon cher monsieur Cazotte, c'est assez faire durer cette facétie lugubre. Vous la poussez trop loin, et jusqu'à compromettre la société et vous-même. Cazotte ne répondit rien, et il se disposait à se retirer, quand madame de Gramont, qui voulait toujours éviter le sérieux et ramener la gaieté, s'avança vers lui: « Monsieur le prophète, qui nous dites à tous notre bonne aventure, vous ne nous dites rien de la vôtre. » Il fut quelque temps en silence et les yeux baissés. << Madame, avez-vous lu le siége de Jérusalem, dans Josèphe? » — «Oh! sans doute; qui est-ce qui n'a pas lu ça? Mais faites comme si je ne l'avais pas lu. »> « Eh bien! madame, pendant ce siège un homme fit sept fois de suite le tour des remparts, à la vue des assiégeants et des assiégés, criant incessamment d'une voix sinistre et tonnante: Malheur à Jérusalem! Et le septième jour il cria : Malheur à Jérusalem! malheur à moi-même! Et dans le moment une pierre énorme, lancée par les machines ennemies, l'atteignit et le mit en pièces.

Et, après cette réponse, M. Cazotte fit sa révérence et sortit 1.

BARTHÉLEMY

(1716-1795)

Jean-Jacques BARTHÉLEMY naquit à Cassis, petit port de Provence. Passionné pour l'étude de l'antiquité, il fut attaché de

1. Il est inutile de dire que cette prédiction a été faite après l'événement.

bonne heure au cabinet des médailles, et il en devint le gardien. Il n'était connu que par son savoir lorsqu'il publia le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, où il racontait l'histoire et peignait les mœurs de l'ancienne Grèce, sinon avec la couleur antique, du moins avec élégance et une érudition rare pour l'époque. On a encore de Barthélemy des Mémoires sur sa vie, qui offrent de l'intérêt.

La mort de Socrate !

Les onze magistrats qui veillent à l'exécution des criminels se rendirent de bonne heure à la prison pour le délivrer de ses fers et lui annoncer le moment de son trépas. Plusieurs de ses disciples entrèrent ensuite; ils étaient à peu près au nombre de vingt; ils trouvèrent auprès de lui Xantippe, son épouse, tenant le plus jeune de ses enfants entre ses bras. Dès qu'elle les aperçut, elle s'écria d'une voix entrecoupée de sanglots : « Ah! voilà vos amis, et c'est pour la dernière fois! » Socrate ayant prié Criton 2 de la faire ramener chez elle, on l'arracha de ce lieu, jetant des cris douloureux et se meurtrissant le visage.

Jamais il ne s'est montré à ses disciples avec tant de patience et de courage; ils ne pouvaient le voir sans être oppressés par la douleur, l'écouter sans être pénétrés de plaisir. Dans son dernier entretien il leur dit qu'il n'était permis à personne d'attenter à ses jours, parce que, placés sur la terre comme dans un poste, nous ne devons le quitter que par la permission des dieux 3; que pour

1. Socrate, le plus sage des philosophes grecs, enseignait qu'il n'y a qu'un aeul Dieu. Il fut accusé de corrompre la jeunesse et de lui apprendre à mépriser les dieux de l'Olympe, et condamné à mort en 400 avant J.-C.

2. Criton, riche Athénien, disciple et ami de Socrate.

3. Socrate disait les dieux, au lieu de Dieu, afin de ne pas attaquer ouverte. mint les préjugés des Athéniens.

lui, résigné à leur volonté, il soupirait après le moment qui le mettrait en possession du bonheur qu'il avait tâché de mériter par sa conduite. De là, passant au dogme de l'immortalité de l'âme, il l'établit par une foule de preuves qui justifiaient ses espérances. « Et quand même, dit-il, ces espérances ne seraient pas fondées, outre que les sacrifices qu'elles exigent ne m'ont pas empêché d'être le plus heureux des hommes, elles écartent loin de moi les amertumes de la mort, et répandent sur mes derniers moments une joie pure et délicieuse.

Il passa ensuite dans une petite pièce pour se baigner; Criton le suivit. Ses autres amis s'entretinrent des discours qu'ils venaient d'entendre et de l'état où sa mort allait les réduire; ils se regardaient déjà comme des orphelins privés du meilleur des pères, et pleuraient moins sur lui que sur eux-mêmes: On lui présenta ses trois enfants; deux étaient encore dans un âge fort tendre. Il donna quelques ordres aux femmes qui les avaient amenés, et après les avoir renvoyés il vint rejoindre ses amis.

Un moment après, le garde de la prison entra. « Socrate, lui dit-il, je ne m'attends pas aux imprécations dont me chargent ceux à qui je viens annoncer qu'il est temps de prendre le poison. Comme je n'ai vu personne ici qui eût autant de force et de douceur que vous, je suis assuré que vous n'êtes pas fàché contre moi, et que vous ne m'attribuez pas votre infortune; vous n'en connaissez que trop les auteurs. Adieu; tâchez de vous soumettre à la nécessité. » Ses pleurs lui permirent à peine d'achever, et il se retira dans un coin de la prison pour les répandre sans contrainte. « Adieu, lui répondit Socrate, je suivrai votre conseil. » Et, se tournant vers ses amis: « Que cet homme a bon cœur! leur dit-il; pendant que j'étais ici, il venait quelquefois causer avec moi... Voyez comme il pleure... Criton, il faut lui obéir. Qu'on

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