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siècle de Louis XIV a réunis dans le vaste domaine de sa gloire; et je ne parle pas ici du théologien profond, de l'infatigable controversiste, dont la plume féconde et victorieuse était tour à tour l'épée et le bouclier de la religion; ces travaux apostoliques n'entrent point dans la classe des objets qui nous occupent.

Quatre discours, qui sont quatre chefs-d'œuvre d'une éloquence qui ne pouvait avoir de modèles dans l'antiquité et que personne n'a depuis égalée, les oraisons funèbres de la reine d'Angleterre, de Madame, du grand Condé et de la princesse Palatine, surtout les trois premières, ont placé Bossuet à la tête de tous les orateurs français, non pas, comme on voit, par le nombre, mais par la supériorité des compositions. On les met sous les yeux de tous les jeunes rhétoriciens, et c'est peut-être ce qui fait qu'on les lit moins dans la suite. On croit connaître assez ce qu'on a eu longtemps entre les mains: on ne songe pas que ce n'est pas trop de toutes les connaissances que donne la maturité de l'esprit pour bien goûter et bien apprécier ces inimitables morceaux. Qu'un homme de goût les relise, qu'il les médite, il sera terrassé d'admiration je ne saurais autrement exprimer la mienne pour Bossuet. Si quelque chose, indépendamment de leur mérite propre, pouvait d'ailleurs les faire valoir encore plus, ce serait le contraste qui se présente de soi-même entre cette éloquence si simple et si forte, toujours naturelle et toujours originale, et la malheureuse rhétorique. qui de nos jours en prend si souvent la place.

Dans Bossuet, pas la moindre apparence d'efforts ni d'apprêts, rien qui vous fasse songer à l'auteur; il vous échappe entièrement et ne vous attache qu'à ce qu'il dit. C'est là surtout, on ne saurait trop le répéter, la différence essentielle du grand talent et de la médiocrité, du bon goût et du mauvais; c'est que tout effet est manqué si je vous vois trop vous arranger pour en produire,

c'est que vous n'êtes plus rien si vous ne vous faites pas oublier; c'est que vos efforts, trop visibles, ne montrent que votre faiblesse; c'est qu'on ne se guinde que parce qu'on est petit. Au contraire, si vous êtes emporté par un élan naturel et comme involontaire, vous m'entraînez à votre suite; si votre imagination vous domine, vous dominez la mienne; si votre imagination vous commande, vous me commandez; et dans ce cas je ne vous verrai rien chercher, rien affecter, rien contourner. Suivez de l'œil l'aigle au plus haut des airs, traversant toute l'étendue de l'horizon; il vole et ses ailes semblent immobiles on croirait que les airs le portent. C'est l'emblème de l'orateur et du poëte dans le genre sublime; c'est celui de Bossuet.

Que cet homme est un puissant orateur! En vérité, il ne se sert point de la langue des autres hommes; il fait la sienne, il la fait telle qu'il la lui faut pour la manière de penser et de sentir qui est à lui : expressions, tournures, mouvements, constructions, harmonie, tout lui appartient. D'autres écrivains, et même d'un grand mérite, font sans cesse du langage l'ornement de leur pensée, la relèvent par l'expression: la pensée de Bossuet, au contraire, est d'un ordre si élevé qu'il est obligé de modifier la langue d'une manière nouvelle et de la rehausser jusqu'à lui. Mais comme elle semble être à sa disposition! comme il en fait ce qu'il veut! quel caractère il lui donne ! Nulle part, sans exception, elle n'est ni plus vigoureuse, ni plus hardie, ni plus fière que dans les beaux vers de Corneille et dans la prose de Bossuet. C'est ce qui distinguera toujours ces deux écrivains, à qui notre langue a tant d'obligations : c'est ce qui soutiendra toujours Corneille en présence de nos poëtes, qui ont eu sur lui d'autres avantages, et Bossuet contre ceux qui se rendent détracteurs de son talent, parce qu'ils le sont de sa croyance. J'ai vu de durs mécréants, et surtout

des athées, dégoûtés de ses écrits et de ceux de Massillon, et tout près d'effacer leurs titres, qui sont les nôtres ; incrédules, laissez-nous nos grands hommes, car vous ne les remplacerez pas.

(Cours de Littérature, liv. II, sect. 8.)

Prophétie de Cazotte

'Il me semble que c'était hier, et c'était cependant au commencement de 1788. Nous étions à table chez un de nos confrères à l'Académie, grand seigneur et homme d'esprit. La compagnie était nombreuse et de tout état, gens de cour, gens de robe, gens de lettres, académiciens, etc. On avait fait grande chère, comme de coutume. Au dessert, les vins de Malvoisie et de Constance 2 ajoutaient à la gaieté de bonne compagnie cette sorte de liberté qui n'en gardait pas toujours le ton on en était alors venu dans le monde au point où tout est permis pour faire rire. Chamfort 3 nous avait lu de ses Contes impies et libertins, et les grandes dames avaient écouté sans avoir même recours à l'éventail. La conversation devient plus sérieuse; on se répand en admiration sur la révolution qu'avait faite Voltaire, et l'on convient que c'est là le premier titre de sa gloire. « Il a donné le ton à son siècle et s'est fait lire dans l'antichambre comme dans le salon. » Un des convives nous raconta, en pouf

1. Cazotte (1720-1792), né à Dijon, auteur de Contes ingénieux, initié dans la secte des Illuminés, les visionuaires du xvitre siècle. En 1792, Cazotte échappa ax massacres de septembre, grâce au dévouement de sa fille Elisabeth. Bientôt arrêté de nouveau, i périt sur l'échafaud.

2. Malvoisie, petite Île de la Grèce, sur les côtes de Laconie. petite ville d'Afrique, près du cap de Bonne-Espérance.

Constance,

3. Chamfort (1741-1794), né à Clermont, auteur de Contes, etc. Quoique lecteur de Madame Élisabeth, il se déclara pour la révolution. Menacé d'être arrêté, il se tua.

fant de rire, que son coiffeur lui avait dit, tout en le poudrant : « Voyez-vous, monsieur, quoique je ne sois qu'un misérable carabin, je n'ai pas plus de religion qu'un autre. » On conclut que la Révolution ne tardera pas à se consommer; qu'il faut absolument « que la superstition et le fanatisme fassent place à la philosophie, » et l'on en est à calculer la probabilité de l'époque et quels seront ceux de la société qui verront le règne de la raison...

Un seul des convives n'avait point pris de part à toute la joie de cette conversation, et avait même laissé tomber tout doucement quelques plaisanteries sur notre bel enthousiasme. C'était Cazotte, homme aimable et original, mais malheureusement infatué des rêveries des illuminés. Il prend la parole, et du ton le plus sérieux : « Messieurs, dit-il, soyez satisfaits; vous verrez tous cette grande et sublime révolution que vous désirez tant. Vous savez que je suis un peu prophète; je vous le répète, vous la verrez. » On lui répond par ce refrain connu : « Faut pas être grand sorcier pour ça. » — « Soit, mais peut-être faut-il l'être un peu plus pour ce qui me reste à vous dire. Savez-vous ce qui arrivera de cette révolution, ce qui en arrivera pour vous tous tant que vous êtes ici, et ce qui en sera la suite immédiate, l'effet bien prouvé, la conséquence bien recon« nue? »

« Ah! voyons, dit Condorcet 1 avec son air et son rire sournois et niais; un philosophe n'est pas fàché de rencontrer un prophète. »-« Vous, monsieur de Condorcet, vous expirerez étendu sur le pavé d'un cachot; vous mourrez du poison que vous aurez pris pour vous dérober au bourreau, du poison que le bonheur de ce temps-là vous forcera de porter toujours sur vous. »

1. Marquis de Condorcet (1745-1794), écrivain philosophe, auteur de volumineux ouvrages. Proscrit avec les Girondins, il s'empoisonna dans sa prison.

Grand étonnement d'abord; mais on

se rappelle que le bon Cazotte est sujet à rêver tout éveillé, et l'on rit de plus belle 1. « Monsieur Cazotte, le conte que vous nous faites ici n'est pas si plaisant que votre Diable amoureux. Mais qu'est-ce que tout cela peut avoir de commun avec la philosophie et le règne de la raison? »

« C'est précisément ce que je vous dis; c'est au nom de la philosophie, de l'humanité, de la liberté, c'est sous le règne de la raison qu'il vous arrivera de finir ainsi, et ce sera bien le règne de la raison, car alors elle aura des temples, et même il n'y aura plus dans toute la France, en ce temps - là, que des temples de la raison.»- «Par ma foi! dit Chamfort avec le rire du sarcasme, vous ne serez pas un des prêtres de ces temples-là. »

« Je l'espère; mais vous, monsieur de Chamfort, qui en serez un et très-digne de l'être, vous vous couperez les veines de vingt-deux coups de rasoir, et pourtant vous n'en mourrez que quelques mois après. » On se regarde et on rit encore.

« Vous, monsieur Vicq-d'Azyr 2, vous ne vous ouvrirez pas les veines vous-même; mais vous vous les ferez ouvrir six fois dans un jour 3, au milieu d'un accès de goutte, pour être plus sûr de votre fait, et vous mourrez dans la nuit. >>

« Vous, monsieur de Nicolaï4, vous mourrez sur l'é<< chafaud; vous, monsieur Bailly, sur l'échafaud;

1. De plus belle manière.

2. Vicq-d'Azyr (1748-1794), médecin célèbre, auteur d'Eloges de plusieurs médecins, remarquables par le style.

3. En un jour serait p us correct.

4. Le comte de Nicolai, président de la Cour des comptes, membre de l'Académie française, guillotiné en 1794.

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5. Bailly, savant et littérateur auteur d'une listoire de l'Astronomie, guillotiné en 1793.

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