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tervalles qui séparent les idées principales, et qu'il naîtra des idées accessoires et moyennes, qui serviront à les remplir. Par la force du génie on se représentera toutes les idées générales et particulières sous leur véritable point de vue; par une grande finesse de discernement on distinguera les pensées stériles des idées fécondes; par la sagacité que donne la grande habitude d'écrire on sentira d'avance quel sera le produit de toutes ces opérations de l'esprit. Pour peu que le sujet soit vaste ou compliqué, il est bien rare qu'on puisse l'embrasser d'un coup d'œil ou le pénétrer en entier d'un seul et premier effort de génie, et il est rare encore qu'après bien des réflexions on en saisisse tous les rapports. On ne peut donc trop s'en occuper; c'est même le seul moyen d'affermir, d'étendre et d'élever ses pensées; plus on leur donnera de substance et de force par la méditation, plus il sera facile ensuite de les réaliser par l'expression.

Ce plan n'est pas encore le style, mais il en est la base; il le soutient, il le dirige, il règle son mouvement, et le soumet à des lois; sans cela, le meilleur écrivain s'égare sa plume marche sans guide, et jette à l'aventure des traits irréguliers et des figures discordantes. Quelque brillantes que soient les couleurs qu'il emploie, quelques beautés qu'il sème dans les détails, comme l'ensemble choquera ou ne se fera point sentir. l'ouvrage ne sera point construit, et, en admirant l'esprit de l'auteur, on pourra soupçonner qu'il manque de génie 1. C'est par cette raison que ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu'ils parlent très-bien, écrivent mal; que ceux qui s'abandonnent au premier feu de leur imagination prennent un ton qu'ils ne peuvent soutenir; que ceux qui

1. Buffon ne désigne-t-il pas Voltaire, dont le Siècle de Louis XIV laisse désirer plus d'unité dans la composition? il est morcelé en chapitres séparés sur a guerre, les lois, la religion, les lettres, etc.

craignent de perdre des pensées isolées, fugitives et qui écrivent en différents temps des morceaux détachés ne les réunissent jamais sans transitions forcées; qu'en un mot il y a tant d'ouvrages faits de pièces de rapport, et si peu qui soient fondus d'un seul jet!

Cependant tout sujet est un; et quelque vaste qu'il soit, il peut être renfermé dans un seul discours. Les interruptions, les repos, les sections, ne devraient être d'usage que quand on traite des sujets différents, ou lorsque, ayant à parler de choses grandes, épineuses et disparates, la marche du génie se trouve interrompue par la multiplicité des obstacles et contrainte par la nécessité des circonstances: autrement, le grand nombre de divisions, loin de rendre un ouvrage plus solide, en détruit l'assemblage; le livre paraît plus clair aux yeux, mais le dessein de l'auteur demeure obscur; il ne peut faire impression sur l'esprit du lecteur, il ne peut même se faire sentir que par la continuité du fil, par la dépendance harmonique des idées, par un développement successif, une gradation soutenue, un mouvement uniforme que toute interruption détruit ou fait languir 1.

C'est faute de plan, c'est pour n'avoir pas assez réfléchi sur son objet qu'un homme d'esprit se trouve embarrassé et ne sait par où commencer à écrire; il aperçoit à la fois un grand nombre d'idées, et comme il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres. Il demeure donc dans la perplexité; mais lorsqu'il se sera fait un plan, lorsqu'une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s'apercevra aisément de l'instant auquel il doit prendre la plume, il sentira le point de maturité de la production de l'esprit, il sera pressé de

1. Ne fait-il pas allusion à l'Esprit des Lois, qui est divisé en trente livres et mbdivisé en six cents chapitres, souvent sans motif, sans liaison, sans proportion?

la faire éclore, il n'aura même que du plaisir à écrire; les idées se succéderont aisément, et le style sera naturel et facile; la chaleur naîtra de ce plaisir, se répandra partout et donnera de la vie à chaque expression; tout s'animera de plus en plus, le ton s'élèvera, les objets prendront de la couleur, et le sentiment, se joignant à la lumière, l'augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l'on dit à ce que l'on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineux 1.

Rien ne s'oppose plus à la chaleur que le désir de mettre partout des traits saillants; rien n'est plus contraire à la lumière, qui doit faire un corps et se répandre uniformément dans un écrit, que ces étincelles qu'on ne tire que par force en choquant les mots les uns contre les autres, et qui ne vous éblouissent pendant quelques instants que pour vous laisser ensuite dans les ténèbres; ce sont des pensées qui ne brillent que par l'opposition; l'on ne présente qu'un côté de l'objet; on met dans l'ombre toutes les autres faces, et ordinairement ce côté qu'on choisit est une pointe, un angle sur lequel on fait jouer l'esprit avec d'autant plus de facilité qu'on l'éloigne davantage des grandes faces sous lesquelles le bon sens a coutume de considérer les choses 2.

Rien n'est encore plus opposé à la véritable éloquence que l'emploi de ces pensées fines et la recherche de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l'éclat qu'en perdant de la solidité; aussi, plus on mettra de cet esprit mince et brillant dans un écrit, moins il y aura de nerf, de lumière, de chaleur et de style, à moins que cet esprit ne soit lui-même le fond du sujet, et que l'écrivain n'ait pas eu d'autre objet que la plaisanterie; alors l'art de

1. Buffon semble se peindre lui-même.

2. Cet admirable paragraphe est le portrait de Fontenelle.

dire de petites choses devient peut-être plus difficile que l'art d'en dire de grandes 1.

Rien n'est plus opposé au beau naturel que la peine qu'on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes d'une manière singulière ou pompeuse; rien ne dégrade plus l'écrivain. Loin de l'admirer, on le plaint d'avoir passé tant de temps à faire de nouvelles combinaisons de syllabes pour ne dire que ce que tout le monde dit. Ce défaut est celui des esprits cultivés mais stériles; ils ont des mots en abondance, point d'idées; ils travaillent donc sur les mots, et s'imaginent avoir combiné des idées parce qu'ils ont arrangé des phrases, et avoir épuré le langage quand ils l'ont corrompu en détournant les acceptions. Ces écrivains n'ont point de style, ou, si l'on veut, ils n'en ont que l'ombre; le style doit graver des pensées : ils ne savent que tracer des paroles 2.

Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet; il faut y réfléchir assez pour voir clairement l'ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée 3, et, lorsqu'on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permetttre de s'en écarter, sans l'appuyer trop inégalement, sans lui · donner d'autre mouvement que celui qui sera déterminé par l'espace qu'elle doit parcourir 4. C'est en cela que consiste la sévérité du style; c'est aussi ce qui en fera l'unité et ce qui en réglera la rapidité, et cela seul aussi,

1. C'est le portrait de Marivaux, qui a fait donner le nom de marivaudage au genre subtil et maniéré.

2. C'est le portrait de Balzac, de Thomas.

3. Buffon semble énumérer les qualités de son style.

4. Ce conseil rigoureux peut-il toujours se concilier avec les qualités de

suffira pour le rendre précis et simple, égal et clair, vif et suivi.

A cette première règle dictée par le génie, si l'on joint de la délicatesse et du goût, du scrupule sur le choix des expressions, de l'attention à ne nommer les choses que par les termes les plus généraux, le style aura de la noblesse. Si l'on y joint encore de la défiance pour son premier mouvement, du mépris pour ce qui n'est que brillant et une répugnance constante pour l'équivoque et la plaisanterie, le style aura de la gravité, il aura même de la majesté. Enfin, si l'on écrit comme l'on pense, si l'on est convaincu de ce que l'on veut persuader, cette bonne foi avec soi-même, qui fait la bienséance pour les autres et la vérité du style, lui fera produire tout son effet, pourvu que cette persuasion intérieure ne se marque pas par un enthousiasme trop fort, et qu'il y ait partout plus de candeur que de confiance, plus de raison que de chaleur. Bien écrire, c'est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre; c'est avoir en même temps de l'esprit, de l'âme et du goût. Le style suppose la réunion et l'exercice de toutes les facultés intellectuelles. Les idées seules forment le fond du style, l'harmonie des paroles n'en est que l'occasion et ne dépend que de la sensibilité des organes; il suffit d'avoir un peu d'oreille pour éviter les dissonances, et de l'avoir exercée, perfectionnée par la lecture des poëtes et des orateurs, pour que mécaniquement on soit porté à l'imitation de la cadence poétique et des tours oratoires. Or jamais l'imitation n'a rien créé aussi cette harmonie des mots ne fait ni le fond ni le ton du style, et se trouve souvent dans des écrits vides d'idées 1.

1. C'est encore Thomas qui, par sa recherche de la vaine pompe, s'attira le mot cruel de Voltaire: 11 ne faut plus dire du galimatias, mais du galithomas. »

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