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De la Conversation.

Ce qui fait que peu de personnes sont agréables dans la conversation, c'est que chacun songe plus à ce qu'il a dessein de dire qu'à ce que les autres disent, et que l'on n'écoute guère quand on a bien envie de parler.

Néanmoins il est nécessaire d'écouter ceux qui parlent. Il faut leur donner le temps de se faire entendre, et souffrir même qu'ils disent des choses inutiles. Bien loin de les contredire et de les interrompre, on doit au contraire entrer dans leur esprit et dans leur goût, montrer qu'on les entend, louer ce qu'ils disent autant qu'il 1 mérite d'être loué, et faire voir que c'est plutôt par choix qu'on les loue que par complaisance.

Pour plaire aux autres, il faut parler de ce qu'ils aiment et de ce qui les touche, éviter les disputes sur les choses indifférentes, leur faire rarement des questions, et ne leur laisser jamais croire qu'on prétend avoir plus de raison qu'eux.

On doit dire les choses d'un air plus ou moins sérieux, et sur des sujets plus ou moins relevés, selon l'humeur et la capacité des personnes que l'on entretient, et leur céder aisément l'avantage de décider, sans les obliger de répondre quand ils n'ont pas envie de parler.

Après avoir satisfait de cette sorte aux devoirs de la politesse, on peut dire ses sentiments en montrant qu'on cherche à les appuyer de l'avis de ceux qui écoutent, sans marquer de présomption ni d'opiniâtreté.

Evitons surtout de parler souvent de nous-mêmes et de nous donner pour exemple. Rien n'est plus désagréable qu'un homme qui se cite à tout propos 2.

1. ll, pour cela, ne se dit plus.

2. Le moi est haïssable, a dit Pascal.

Il ne faut jamais rien dire avec un air d'autorité, ni montrer aucune supériorité d'esprit. Fuyons les expressions trop recherchées, les termes durs ou forcés, et ne nous servons point de paroles plus grandes que les choses.

Il n'est pas défendu de conserver ses opinions, si elles sont raisonnables. Mais il faut se rendre à la raison aussitôt qu'elle paraît, de quelque part qu'elle vienne; elle seule doit régner sur nos sentiments; mais suivons-la sans heurter les sentiments des autres et sans faire paraître du mépris de ce qu'ils ont dit 1.

Il est dangereux de vouloir être toujours le maître de la conversation, et de pousser trop loin une bonne raison, quand on l'a trouvée. L'honnêteté veut que l'on cache la moitié de son esprit, et qu'on ménage un opiniâtre qui se défend mal, pour lui épargner la honte de céder.

On déplaît sûrement quand on parle trop longtemps et trop souvent d'une même chose, et que l'on cherche à détourner la conversation sur des sujets dont on se croit plus instruit que les autres. Il faut entrer indifféremment sur tout ce qui leur est agréable, s'arrêter autant qu'ils le veulent, et s'éloigner de tout ce qui ne leur convient pas.

Observons le lieu, l'occasion, l'humeur où se trouvent les personnes qui nous écoutent : car s'il y a beaucoup d'art à savoir parler à propos, il n'y en a pas moins à savoir se taire. Il y a un silence éloquent qui sert à approuver et à condamner; il y a un silence de discrétion et de respect Il y a enfin des tons, des airs et des manières qui font tout ce qu'il y a d'agréable ou de désagréable, de délicat ou de choquant dans la conversation.

Mais le secret de s'en bien servir est donné à bien

1. POUR ce qu'ils ont dit serait plus correct.

peu de personnes. Ceux-mêmes qui en font des règles s'y méprennent souvent; et la plus sûre qu'on en puisse donner, c'est écouter beaucoup, parler peu et ne rien dire dont on puisse avoir sujet de se repentir.

(Réflexions diverses.)

LA BRUYÈRE

(1645-1696)

On ne sait presque rien de la vie de Jean DE LA BRUYÈRE. On le fait généralement naître au village de Roinville, près de Dourdan, dans l'Ile-de-France. Il paraît qu'il naquit à Paris; il y fut baptisé le 17 août 1645, dans la paroisse de SaintChristophe, en la Cité. Son père était conseiller-secrétaire du roi et de ses finances. Il venait d'acheter lui-même une charge de trésorier de France à Dourdan, lorsque Bossuet le plaça auprès du petit-fils du grand Condé, pour lui enseigner l'histoire. La Bruyère passa le reste de ses jours à l'hôtel de Condé, à Versailles, attaché au prince en qualité 'd'homme de lettres. On le représente comme un philosophe doux, modeste, exempt d'ambition, ne songeant qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres.

Nous devons à La Bruyère une traduction des Caractères de Théophraste et un ouvrage original sous le même titre, qui le mettent au rang des premiers écrivains du grand siècle. Nul n'est plus riche en formes vives, rapides, originales, pittoresques et variées. C'est cette variété qui a fait dire à Vauvenargues : « Il n'y a presque point de tour dans l'éloquence, qui ne se rencontre chez La Bruyère. »

Le Fat.

L'or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon 1: il éclate de même chez les marchands. Il est habillé des

1. Pour animer ses portraits, La Bruyère y introduit des noms de convention.

plus belles étoffes le sont-elles moins toutes déployées dans les boutiques et à la pièce ? Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence: je loue donc le travail de l'ouvrier. Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d'œuvre ; la garde de son épée est un onyx; il a au doigt un gros diamant qu'il fait briller aux yeux, et qui est parfait; il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l'on porte sur soi autant pour la vanité que pour l'usage; et il ne se plaint1 non plus toute sorte de parure qu'un jeune homme qui a épousé une riche vieille. Vous m'inspirez enfin de la curiosité, il faut voir du moins des choses si précieuses envovez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon, je vous quitte 2 de la personne.

Tu te trompes, Philémon, si avec ce carosse brillant, ce grand nombre de coquins 3 qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage. L'on écarte tout cet attirail, qui t'est étranger, pour pénétrer jusqu'à toi, qui n'es qu'un fat.

(Caractères, chap. 11.)

Irène et Esculape.

Irène se transporte à grands frais en Epidaure 4, voit Esculape dans son temple, et le consulte sur tous ses maux. D'abord elle se plaint qu'elle est lasse et recrue

1. Il ne se refuse pas.

2. Pour je vous tiens quitte, qui est plus usité.

3. Coquins, mis pour laquais. C'est, ainsi que les six bétes; une de ces expressions familières qui se rencontrent sous la plume de La Bruyère et qui donnent à son style une énergie nouvelle.

4. Epidaure, ville de Grèce, où l'on voit encore les ruines du temple d'Esculape, dieu de la médecine. On met aujourd'hui la préposition à devant le nom des villes. Autrefois on disait en Alger, en Épidaure, pour éviter l'hiatus.

5. Recrue, excédée, harassée.

de fatigue; et le dieu prononce que cela lui arrive par la longueur du chemin qu'elle vient de faire. Elle dit qu'elle est, le soir, sans appétit; l'oracle lui ordonne de dîner peu. Elle ajoute qu'elle est sujette à des insomnies; et il lui prescrit de n'être au lit que pendant la nuit. Elle lui demande pourquoi elle devient pesante, et quel remède ; l'oracle lui répond qu'elle doit se lever avant midi, et quelquefois se servir de ses jambes pour marcher. Elle lui déclare que le vin lui est nuisible; l'oracle lui dit de boire de l'eau qu'elle a des indigestions, et il ajoute qu'elle fasse diète. - Ma vue s'affaiblit, dit Irène. Prenez des lunettes, dit Esculape. Je m'affaiblis moi-même, continue-t-elle, et je ne suis ni si forte ni si saine que j'ai été. C'est, dit le dieu, que vous vieillissez. moyen de guérir de cette langueur ? Irène, c'est de mourir, comme ont fait votre mère et votre aïeule. Fils d'Apollon, s'écrie Irène, quel conseil me donnez-vous! Est-ce là toute cette science que les hommes publient et qui vous fait révérer de toute la terre? Que m'apprenez-vous de rare et de mystérieux ? Et ne savaisje pas tous ces remèdes que vous m'enseignez ? Que n'en usiez-vous donc, répond le dieu, sans venir me chercher de si loin et abréger vos jours par un long voyage?

Mais quel Le plus court,

(Caractères, chap. x1.)

L'Ilomme universel.

Arrias a tout lu, a tout vu; il veut le persuader ainsi ; c'est un homme universel, et il se donne pour tel; il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table d'un grand d'une cour du Nord, il prend la parole et l'ôte à ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent; il s'oriente dans cette région lointaine comme s'il en était originaire; il discourt

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