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MOYEN AGE

ORIGINE ET FORMATION DE LA LANGUE FRANÇAISE

Au ve et au vie siècle, on parlait en Gaule le latin, rendu universel par la conquête et l'administration romaines, quelques dialectes celtiques, un peu effacés par les vainqueurs, et le tudesque, apporté de la Germanie par les Francs. Du mélange de ces trois langues il s'en forma une quatrième, appelée roman rustique, parce que la langue des Romains y dominait. La formation de ce roman ne dut pas s'opérer de la même façon dans la Gaule du Nord, où dominait l'élément tudesque, et dans celle du Sud, où les idées et les mœurs romaines avaient laissé des traces plus profondes; de là l'origine de deux idiomes un peu différents au nord de la Loire, le roman rustique ou wallon, ou langue d'oyl; au sud, le provençal, appelé aussi langue d'oc. Ces deux idiomes se subdivisaient en autant de dialectes qu'il y avait, sur le sol, de peuples distincts. A mesure que le petit peuple du duché de France étendit ses limites, sa

langue détruisit les idiomes particuliers et devint la langue française. Ces deux faits, la formation de la monarchie et celle de la langue, ont une marche parallèle ils commencent au XIe siècle, et acquièrent une grande prépondérance au xvo.

Pendant cette époque, les premiers écrivains qui ont fait des livres durables en prose sont des chroniqueurs c'est Villehardouin, Joinville, Froissart et Commines.

VILLEHARDOUIN

(1160-1213)

Geoffroy de VILLEHARDOUIN, le premier prosateur intelligible de notre langue, naquit au château de Villehardouin, entre Arcis et Bar-sur-Aube, à six lieues de Troyes. Devenu maréchal de Champagne, il prit une grande part à la croisade de 1200, qui aboutit la prise de Constantinople et à la fondation de l'empire latin. Son Histoire de la Conquête de Constantinople, qui comprend neuf ans, de 1198 à 1207, est la première chronique en prose, écrite en langue romane. Il raconte les événements avec une naïve simplicité, avec une noble bonhomie, dans une prose informe et aujourd'hui difficile à comprendre.

Prise de Constantinople'

(12 avril 1204)

L'Emperères Morchufles s'ère venuz herbergier devant l'assaut à une place à tot son pooir, et ot tendues ses vermeilles tentes. Ensi dura cil afaires trosque à lundi matin; et lors furent armé cil des nés et des vissiers et cil des galies. Et cil de la ville les doutèrent plus que il ne firent à premiers: si furent si esbaudi que sor les murs

1. L'Empereur Murzuphle (1) s'était venu loger dans une place devant l'assaut avec toutes ses forces, et y avait dressé ses tentes vermeilles. Et cette affaire dura jusqu'à lundi matin, et alors furent armés ceux des navires, des vaisseaux et des galères. Et ceux de la ville les craignirent plus qu'ils ne faisaient auparavant. Ils furent si étonnés de voir que sur les murs et sur les tours il ne parais

(1) Alexis V, surnommé Murzuphle (dont les sourcils se joignent).

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et sor les tors ne paroient se genz non. Et lors commença li assaus fiers et merveilleus; et chascun vaissiaus assailloit endroit lui. Li huz de la noise fu si granz, que il sembla que la terre fondist. Ensi dura li assaus longuement, tant que nostre Sires lor fist lever un vent que on apele Boire; et botë les nés et les vaissiaus sor la rive plus qu'estoient devant; et deux nés qui estoient loiées ensemble, dont l'une avait nom ia Pélerine, et li autre li Paradis, aprochièrent à la tor, l'une d'une part, et l'autre d'autre, si com Dicx et li venz les mena, que l'eschiel de la I clerine se joinst à la tör. En maintenant un Venisien et un chevalier de France qui avoit nom André d'Urboise, cntrèrent en la tor, et autres genz comencent à entrer après als; et cil de la tor se desconfisent et s'en

vont.

Quant ce virent li chevalier qui estoient ès vissiers s'en issent à la terre et dreccnt eschiele a plain del mur, et montent contrcment le mur par force, et conquistrent bien quatre des tors. Et ils comencent assaillir des nés et des vissiers et des galies, qui ainz ainz, qui mielz mielz; et dépècent bien trois des portes et entrent enz, el co

sait que des hommes. Et alors commença l'assaut furieux et merveilleux; et chaque vaisseau attaquait devant lui. Le bruit de la lutte fut si grand qu'il semblait que la terre s'abîmât. Ainsi dura l'assaut longtemps, jusqu'à ce que NotreSeigneur fit lever un vent qu'on appelle Borée, et il poussa les nefs et vaisseaux sur la rive plus qu'ils n'étaient auparavant; ct deux nefs qui étaient liées ensemble, dont l'une avait nom la Pelerine et l'autre le Paradis, s'appprocherent de la tour, l'une d'un cté, et l'autre de l'autre, comme si Dieu et le vent les menaient, tellement que ! échelle de la Pèlerine toucha à la tour. Et alors un Vénitien et un chevalier français qui avait nom André d'Urboise, entrèrent dans la tour, et d'autres gens commencèrent à entrer après eux; et ceux de la tour se déconfirent et s'en allèrent.

Quand les chevaliers qui étaient dans les vaisseaux virent cela, ils sautèrent à terre, dressèrent des échelles au pied du mur, moutèrent au haut par force, et s'emparèrent de quatre tours. Et ceux des nefs, des vaisseaux et des galères commencent à attaquer à qui mieux mieux; ils enfoncent trois portes, entrent

mencent à monter. Et chevauchent droit à la herberge de l'Empereor Morchufles. Et il avoit ses batailles rangies devant ses tentes; et com il virent venir les chevaliers à cheval, si se desconfisent. Et s'en va l'Emperères fuiant par les rues al chastel de Boukelion. Lors veissiez Griffons abatre; et chevaus gaaigner, et palefroi, muls, et mules, et autres avoirs. Là ot tant des mors et des navrez, qu'il n'en ère ne fins ne mesure. Grant partie des halz homes de Grèce guenchirent as la porte de Blaquerne; et vespres y ère jà bas et furent cil de l'ost lassé de la bataille et de l'ocision; et si comencent à assembler en une place granz qui estoit dedenz Constantinople. Et prirent conseil que il se herbergeroient près des murs et des tors que il avoient conquises, que ils ne cuidoient mie que ils eussent la ville vaincue en un mois, les forz yglises ne les forz palais, et le pueple qui ère dedenz. Ensi com il fu devisé, si fu fait.

Ensi se herbergièrent devant les murs et devant les tors près de lor vaissials. Li cuens Baudoins de Flandres se herberjà és vermeilles tentes l'Empereor Morchufles qu'il avoit laissies tendues, et Henri ses frères devant le pa

Jedans et commencent à monter. Et ils chevauchent droit au poste de l'Empereur Murzuphle. Il avait rangé ses troupes devant ses tentes; et quand elles virent lenir les chevaliers, elles se déconfirent. Et l'Empereur fuyant par les rues s'en fla au château de Bucoléon. Alors vous eussiez vu abattre des Grecs et gagner chevaux, palefrois, mules, mulets et autre butin. Là étaient tant de morts et de blessés qu'il n'y avait ni fin ni mesure. Une grande partie des principaux Grecs se dirigèrent vers la porte de Blaquerne; le soir approchait déjà, et ceux de l'armée étaient fatigués du combat et du carnage; et ils commencèrent à s'assembler dans une grande place qui était dans Constantinople. Ils résolurent de se loger près des murs et des tours qu'ils avaient prises; car ils ne pensaient pas qu'ils pussent s'emparer du reste de la ville avant un mois, à cause des fortes églises, des forts palais, et du peuple qui était dedans. Ainsi, comme il fut décidé, il fut fait.

Ainsi ils se logèrent devant les murs et devant les tours près de leurs vaisseaux. Le comte Baudoin de Flandre se logea dans les tentes vermeilles de

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