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Aveuglement et folie des incrédules

L'immortalité de l'âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l'indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et toutes nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu'il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu'en 1 la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier objet 2.

Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir 3 sur ce sujet, d'où dépend toute notre conduite. Et c'est pourquoi, entre ceux qui n'en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s'en instruire, à ceux qui vivent sans s'en mettre en peine et sans y penser.

Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui, n'épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leurs principales et leurs plus sérieuses occupations 5.

Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie, et qui, par cette seule raison qu'ils ne trouvent pas en eux-mêmes les lumières qui les per

1. Autrement que, si ce n'est en.

2. Notre dernier objet, celui auquel tout se rapporte et va aboutir. 3. Eclaircir, rendre clair, ne se dit que des choses. Eclairer, qui signifie donner de la clarté, faire voir clair, instruire, et qui se dit des personnes et des choses, serait le mot propre.

4. Dont, qui exprime l'idée d'origine, de dépendance, serait le mot propre. D'où, se dit de l'action physique de sortir.

5. Le singulier serait plus correct.

suadent 1, négligent de les chercher ailleurs, et d'examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui, quoique obscures d'elles-mêmes, ont néanmoins un fondement très-solide et inébranlable, je les considère d'une manière toute différente.

Cette négligence en une affaire où il s'agit d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit; elle m'étonne et m'épouvante : c'est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d'une dévotion spirituelle. J'entends, au contraire, qu'on doit avoir ce sentiment par un principe d'intérêt humain et par un intéret d'amour-propre 2. Il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnes les moins éclairées.

Il ne faut pas avoir l'âme fort élevée pour comprendre qu'il n'y a point ici 3 de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu'enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre, dans peu d'années, dans l'horrible pécessité d'être éternellement ou anéantis ou malheureux.

Il n'y a rien de plus réel que cela, ni de plus terrible. Faisons, tant que nous voudrons, les braves : voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde. Qu'on fasse réflexion là-dessus, et qu'on dise ensuite s'il n'est pas indubitable qu'il n'y a de bien en cette vie qu'en l'espérance d'une autre vie; qu'on n'est heureux qu'à mesure qu'on s'en approche, et que comme il n'y aura plus de malheurs pour ceux qui avaient une entière assurance de l'éternité 5,

1. Qui pourraient les persuader serait plus correct et plus clair.

2. Amour-propre signifie ici amour de soi, et non pas opinion trop avantageuse de soi.

3. Ici, pour ici-bas, dans ce monde. 4. Qu'on s'approche de cette espérance. 5. Qui avaient pendant leur vie.

il n'y a point aussi de bonheur pour ceux qui n'en ont aucune lumière.

C'est donc assurément un très-grand mal que d'être dans ce doute; mais c'est au moins un devoir indispensable de chercher quand on est dans ce doute 1, et ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est tout ensemble et bien malheureux et bien injuste. Que s'il est, avec cela, tranquille et satisfait; qu'il en fasse profession, et enfin qu'il en fasse vanité, et que ce soit de cet état même qu'il fasse sujet de sa joie et de sa vanité, je n'ai point de termes pour qualifier une si extravagante créature.

Où peut-on prendre ces sentiments? Quel sujet de joie trouve-t-on à n'attendre plus que des misères sans ressource? Quel sujet de vanité de se voir dans des obscurités impénétrables, et comment se peut-il faire que ce raisonnement-ci se passe dans un homme raisonnable?

(Article IX.)

Perfectibilité de l'homme dans le domaine
des sciences

Il est étrange de quelle sorte on révère les sentiments des anciens. On fait un crime de les contredire et un attentat d'y ajouter, comme s'ils n'avaient plus laissé de vérités à connaître. N'est-ce pas là traiter indignement la raison de l'homme, et la mettre en parallèle avec l'instinct des animaux, puisqu'on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l'instinct demeure toujours dans un état égal? Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu'aujourd'hui, et chacune d'elles forme cet hexagone 2 aussi exactement la première

1. La répétition du mot doute rend l'idée plus énergique et fait mieux sentir combien le doute est malheureux.

2. Hexagone, figure de géométrie, qui a six angles et six côtés

fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu'ils en ont: comme ils la reçoivent sans étude, ils n'ont pas le bonheur de la conserver; et toutes les fois qu'elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque la nature n'ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle 1 leur inspire cette science nécessaire, toujours égale, de peur qu'ils ne tombent dans le dépé rissement, et ne permet pas qu'ils y ajoutent, de peur qu'ils ne passent les limites qu'elle leur a prescrites. Il n'en est pas de même de l'homme, qui n'est produit que pour l'infinité. Il est dans l'ignorance au premier âge de sa vie; mais il s'instruit sans cesse dans son progrès ; car il tire avantage non-seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu'il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu'il s'est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu'ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement; de sorte que les hommes sont aujourd'hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes s'ils pouvaient avoir vieilli jusqu'à présent, en ajoutant aux connaissances qu'ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir, à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non-seulement chacun des hommes s'avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l'univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les

s. La nature... elle leur inspire. La clarté exige la répétition du sujet du

âges différents d'un particulier. De sorte que toute la suite de hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement 1.

(TRAITÉ DU VIDE.)

MOLIÈRE

(1622-1673)

Voir sa notice dans les POETES.

MOLIÈRE n'est pas moins grand comme prosateur que comme poëte. Sa prose est coupée, har lie, mobile, inépuisable en mouvements, en formes et en couleurs. Ménage, Fénelon et Boileau ont peut-être eu tort de la préférer à ses vers; mais ils pouvaient ne pas l'admirer moins. Aucun de nos auteurs comiques n'a égalé celle de l'Avare. On ne fait pas de cette prose-là comme M. Jourdain, sans le savoir.

Première leçon de monsieur Jourdain2

LE MAITRE DE philosophie.

Que voulez-vous apprendre?

M. JOURDAIN.

Tout ce que je pourrai; car j'ai toutes les envies du monde d'être savant; et j'enrage que mon père et ma

1. Cette belle comparaison du genre bumain considéré comme un seul homme est justement célèbre.

2. M. Jourdain est un bon bourgeois qui a fait fortune en vendant du drap, et qui se donne des airs de gentilhomme. On lui dit que les gens de qualité savent La danse, la musique, l'escrime et la philosophie. Et vite il fait appeler des professeurs.

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