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les modernes; il donne son avis non comme bon, mais comme sien. Tout en se jouant, il ébranle l'une après l'autre toutes les fausses doctrines de son temps. Il attaque la législation confuse, débris de coutumes diverses et contradictoires; le pédantisme, l'ignorance et la sévérité des écoles; l'esprit de faction, qui bouleverse le royaume pour le réformer; les disputes des théologiens, qui se querellent souvent sur des mots; les fureurs des sectaires, qui s'égorgent pour des opinions; les injustices judiciaires, la torture, l'inquisition, etc. On trouve dans son livre des conseils excellents sur presque toutes les situations difficiles de la vie c'est ce qui l'a fait appeler le Bréviaire des hommes Quoique son style ne soit pas aussi correct qu'il aurait pu l'être, même de son temps, les Essais sont considérés comme le premier ouvrage populaire de la prose française.

Amitié de Montaigne et de la Boëtie'

Au demourant, ce que nous apperons amis et amitiez, ce ne sont qu'accointances et familiaritez nouées par quel- . que occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoy je parle, elles se meslent et confondent l'une en l'autre d'un mélange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la cousture qui les a joincles. Si on me presse de dire pourquoy je l'aymoys, je sens que cela ne se peult exprimer qu'en respondant : « Parce que c'estoit luy, parce que c'estoit moy.» Il y a, au delà de tout mon discours et de ce que j'en puis dire particulièrement, je ne sçais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être veus, et par des rapports que nous oyions l'un de l'aultre, qui faisoient en nostre affection plus d'effort que ne porte la raison de rapports; je croys par quelque ordonnance du ciel. Nous

1. La Boëtie, conseiller au parlement de Bordeaux, qui donnait les plus belles espérances et qu'une mort prématurée enleva à la tendresse de Montaigne,

nous embrassions par nos noms et à nostre première rencontre, qui feut par hazard en une grande feste et compagnie de ville, nous nous trouvasmes si prins, si cogneus, si obligez entre nous, que rien dez lors ne nous feut si proche que l'un à l'aultre. Il escrivit une satyre latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de nostre intelligence si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions touts deux hommes faicts, et luy plus de quelques années, elle n'avoit point à perdre de temps, et n'avoit à se régler au patron des amitiez molles et régulières, auxquelles il fault tant de précautions de longue et préalable conversation. Cettecy n'a point d'aultre idée que d'elle-mesme, et ne se peult rapporter qu'à soy ce n'est pas une spéciale considération, ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille; c'est je ne sçays quelle quintessence de tout ce meslange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne; qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille : je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous feust propre, ny qui feust ou sien ou mien.

(Essais, livre fer, chap. XXVII.)

DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

Le xvIIe siècle, qu'on est convenu de désigner sous la dénomination trop générale de Siècle de Louis XIV, se divise en deux parties distinctes. La première comprend le règne de Louis XIII et la régence orageuse d'Anne d'Autriche, et finit au mariage de Louis XIV, vers 1660. Cette époque d'agitation et de troubles n'est guère que la continuation du xvi siècle; on y voit régner les mêmes désordres dans les mœurs, la même imitation sans intelligence de l'antiquité, de l'Espagne et de l'Italie. De là, dans la littérature, la même licence d'expression, le même pédantisme, les mêmes pointes, les mêmes jeux de mots de l'Italie et cette emphase espagnole, qui sont des caractères du siècle précédent. Cependant la langue s'épure, prend une forme constante et reçoit des règles fixes sous les auspices de l'Académie et sous la plume de Voiture, de Balzac et surtout de Descartes et de Corneille.

Mais ce n'est réellement que vers 1660 que commence la période qui porte le nom de Louis XIV.

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C'est alors qu'on vit éclore les chefs-d'œuvre dans tous les genres, et que la langue acquit ce degré de maturité et de perfection au delà duquel il semble qu'elle ne puisse que s'altérer. La prose, tour à tour vive, incisive, éloquente dans Pascal, mobile, inépuisable en formes et en mouvements dans La Bruyère, noble, harmonieuse dans Fénelon, devient, dans Bossuet, majestueuse comme la langue des prophètes.

BALZAC

(1594-1654)

Jean-Louis de BALZAC naquit à Angoulême. Après quelques voyages il se retira dans son château, et consacra son temps à correspondre avec ses amis sur toutes sortes de sujets. Ses Lettres, destinées à la publicité, obtinrent un succès immense et lui valurent le titre de grand épistolier. Aujourd'hui elles ne sont pas plus lues que celles de Voiture. On y remarque les deux défauts les plus opposés au genre épistolaire, l'enflure et l'affectation. Balzac tombe dans ces défauts à force de vouloir être sublime, comme Voiture y tombait en cherchant à être agréable. Mais il ne faut pas oublier que ces deux auteurs écrivirent plus de trente ans avant l'apparition des Lettres provinciales.

Les Discours de Balzac sont bien supérieurs à ses Lettres. Le style y est plus assorti aux pensées et aux sentiments, et s'élève en plus d'un endroit à une véritable éloquence. Disciple de Malherbe et formé par ses leçons, Balzac opéra dans la prose la réforme que son maître avait faite dans la poésie : il lui donna le premier de la noblesse, de la grandeur, du nombre et de l'harmonie.

Lettre au cardinal de La Valette

MONSEIGNEUR,

L'espérance, que l'on me donne depuis trois mois, que vous devez passer tous les jours en ce pays m'a empêché

1. Louis de Nogaret, cardinal de La Valette (1593-1639), était fils du fameux duc d'Épernon, favori de Henri III. Il se rendait à Rome pour assister au Conclave chargé de donner un successeur au pape Grégoire XV (1623).

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