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ment ma volonté dans les bornes de ma connoissance, qu'elle ne fait aucun jugement que des choses qui lui sont clairement et distinctement représentées par l'entendement, il ne se peut faire que je me trompe; parceque toute conception claire et distincte est sans doute quelque chose, et partant elle ne peut tirer son origine du néant, mais doit nécessairement avoir Dieu pour son auteur; Dieu, dis-je, qui étant souverainement parfait ne peut être cause d'aucune erreur; et par conséquent il faut conclure qu'une telle conception ou un tel jugement est véritable. Au reste je n'ai pas seulement appris aujourd'hui ce que je dois éviter pour ne plus faillir, mais aussi ce que je dois faire pour parvenir à la connoissance de la vérité. Car certainement j'y parviendrai si j'arrête suffisamment mon attention sur toutes les choses que je conçois parfaitement, et si je les sépare des autres que je ne conçois qu'avec confusion et obscurité : à quoi dorénavant je prendrai soigneusement garde.

CHAPITRE V.

Du libre Arbitre.

$ 1.

La volonté étant de sa nature très étendue, ce nous est un avantage très grand de pouvoir agir par son moyen, c'est-à-dire librement; en sorte que nous soyons tellement les maîtres de nos actions, que nous sommes dignes de louange lorsque nous les conduisons bien : car, tout ainsi qu'on ne donne point aux machines qu'on voit se mouvoir en plusieurs façons diverses, aussi justement qu'on sauroit désirer, des louanges qui se rapportent véritablement à elles, parceque ces machines ne représentent aucune action qu'elles ne doivent faire par le moyen de leurs ressorts, et qu'on en donne à l'ouvrier qui les a faites, parcequ'il a eu le pouvoir et la volonté de les composer avec tant d'artifice; de même on doit nous attribuer quelque chose de plus, de ce que nous choisissons ce qui est vrai, lorsque nous le distinguons d'avec le faux par une détermination de notre volonté, que si nous y étions déterminés et contraints par un principe étranger.

Et il n'y a personne qui, se regardant soi-même, ne ressente et n'expérimente que la volonté et la liberté ne sont qu'une même chose, ou plutôt qu'il n'y a point de différence entre ce qui est volontaire et ce qui est libre.

La volonté ou la liberté du franc arbitre consiste seulement en ce que nous pouvons faire une même chose ou ne la faire pas, c'est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir une même chose, ou plutôt elle consiste seulement en

ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune force extérieure nous y contraigne. Car, afin que je sois libre, il n'est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l'un ou l'autre des deux contraires, mais plutôt, d'autant plus que je penche vers l'un, soit que je connoisse évidemment que le bien et le vrai s'y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l'intérieur de ma pensée, d'autant plus librement j'en fais choix et je l'embrasse: et certes, la grâce divine et la connoissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l'augmentent ·· plutôt et la fortifient; de façon que cette indifférence que je sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paroître un défaut dans la connoissance qu'une perfection dans la volonté; car si je connoissois toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serois jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrois faire; et ainsi je serois entièrement libre, sans jamais être indifférent.

L'indifférence me semble signifier proprement cet état dans lequel la volonté se trouve lorsqu'elle n'est point portée, par la connoissance de ce qui est vrai, ou de ce qui est bon, à suivre un parti plutôt que l'autre; et c'est en ce sens que je l'ai prise, quand j'ai dit que le plus bas degré de la liberté consistoit à se pouvoir déterminer aux choses auxquelles nous sommes tout-à-fait indifférents. Mais peutêtre que par ce mot d'indifference il y en a d'autres qui entendent cette faculté positive que nous avons de nous déterminer à l'un ou à l'autre de deux contraires, c'est-à-dire à poursuivre ou à fuir, à affirmer ou à nier une même chose. Sur quoi j'ai à dire que je n'ai jamais nié que cette faculté positive se trouvât en la volonté; tant s'en faut; j'estime qu'elle s'y rencontre non-seulement toutes les fois qu'elle

se détermine à ces sortes d'actions où elle n'est point emportée par le poids d'aucune raison vers un côté plutôt que vers un autre, mais même qu'elle se trouve mêlée dans toutes ses autres actions, en sorte qu'elle ne se détermine jamais qu'elle ne la mette en usage; jusque là que lors même qu'une raison fort évidente nous porte à une chose, quoique moralement parlant il soit difficile que nous puissions faire le contraire, parlant néanmoins absolument nous le pouvons car il nous est toujours libre de nous empêcher de poursuivre un bien qui nous est clairement connu, ou d'admettre une vérité évidente, pourvu seulement que nous pensions que c'est un bien de témoigner par là la liberté de notre franc-arbitre. De plus, il faut remarquer que la liberté peut être considérée dans les actions de la volonté, ou avant qu'elles soient exercées, ou au moment même qu'on les exerce. Or il est certain qu'étant considérée dans les actions de la volonté avant qu'elles soient exercées, elle emporte avec soi l'indifférence prise dans le second sens que je la viens d'expliquer, et non point dans le premier. C'est-à-dire qu'avant que notre volonté se soit déterminée elle est toujours libre, ou a la puissance de choisir l'un ou l'autre des deux contraires : mais elle n'est pas toujours indifférente; au contraire, nous ne délibérons jamais qu'à dessein de nous ôter de cet état où nous ne savons quel parti prendre, ou pour nous empêcher d'y tomber. Et bien qu'en proposant notre propre jugement aux commandements des autres nous ayons coutume de dire que nous sommes plus libres à faire les choses dont il ne nous est rien commandé, et où il nous est permis de suivre notre propre jugement, qu'à faire celles qui nous sont commandées ou défendues, toutefois, en opposant nos jugements ou nos connoissances les unes aux autres, nous ne pouvons pas ainsi dire que nous soyons plus libres à faire les choses qui ne nous semblent ni bonnes ni mauvaises, ou dans lesquel

si

les nous voyons autant de mal que de bien, qu'à faire celles où nous apercevons beaucoup plus de bien que de mal : car la grandeur de la liberté consiste, ou dans la grande facilité que l'on a à se déterminer, ou dans le grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire encore que nous connoissions le meilleur. Or est-il que nous embrassons les choses que notre raison nous persuade être bonnes, nous nous déterminons alors avec beaucoup de facilité; que si nous faisons le contraire, nous faisons alors un plus grand usage de cette puissance positive; et ainsi nous pouvons toujours agir avec plus de liberté touchant les choses où nous voyons plus de bien que de mal que touchant celles que nous appelons indifférentes. Et en ce sens-là aussi, il est vrai de dire que nous faisons beaucoup moins librement les choses qui nous sont commandées, et auxquelles sans cela nous ne nous porterions jamais de nous-mêmes, que nous ne faisons celles qui ne nous sont point commandées: d'autant que le jugement qui nous fait croire que ces choses-là sont difficiles s'oppose à celui qui nous dit qu'il est bon de faire ce qui nous est commandé; lesquels deux jugements, d'autant plus également ils nous meuvent, et plus mettent-ils en nous de cette indifférence prise dans le sens que j'ai le premier expliqué, c'est-à-dire qui met la volonté dans un état à ne savoir à quoi se déterminer. Maintenant la liberté étant considérée dans les actions de la volonté au moment même qu'elles sont exercées, alors elle ne contient aucune indifférence, en quelque sens qu'on la veuille prendre, parceque ce qui se fait ne peut pas ne se point faire dans le temps même qu'il se fait; mais elle consiste seulement dans la facilité qu'on a d'opérer, laquelle, à mesure qu'elle croît, à mesure aussi la liberté augmente; et alors faire librement une chose, ou la faire volontiers, ou bien la faire volontairement, ne sont qu'une même chose. Et c'est en ce sens-là que j'ai écrit que je me

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