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CHAPITRE IV.

Des Erreurs de Jugement,

OU POURQUOI NOUS NOUS TROMPONS DANS NOS JUGEMENTS, ET COMMENT IL DÉPEND DE NOUS DE NE POINT FAILLIR ?

ARTICLE PREMIER.

Comme il arrive que nous nous méprenons souvent, quoique Dieu ne soit pas trompeur, si nous désirons rechercher la cause de nos erreurs, et en découvrir la source, afin de les corriger, il faut que nous prenions garde qu'elles ne dépendent pas tant de notre entendement comme de notre volonté, et qu'elles ne sont pas des choses ou des substances qui aient besoin du concours actuel de Dieu pour être produites; en sorte qu'elles ne sont à son égard que des négations, c'est-à-dire qu'il ne nous a pas donné tout ce qu'il pouvoit nous donner, et que nous voyons par même moyen qu'il n'étoit point tenu de nous donner; au lieu qu'à notre égard elles sont des défauts et des imperfections.

Lorsque nous apercevons quelque chose, nous ne sommes point en danger de nous méprendre si nous n'en jugeons en aucune façon; et quand même nous en jugerions, pourvu que nous ne donnions notre consentement qu'à ce que nous connoissons clairement et distinctement devoir être compris en ce dont nous jugeons, nous ne saurions non plus faillir; mais ce qui fait que nous nous trompons ordinairement est que nous jugeons bien souvent, encore

que nous n'ayons pas une connoissance bien exacte de ce dont nous jugeons.

J'avoue que nous ne saurions juger de rien, si notre entendement n'y intervient, parcequ'il n'y a pas d'apparence que notre volonté se détermine sur ce que notre entendement n'aperçoit en aucune façon; mais comme la volonté est absolument nécessaire, afin que nous donnions notre consentement à ce que nous avons aucunement aperçu, et qu'il n'est pas nécessaire pour faire un jugement tel quel que nous ayons une connoissance entière et parfaite; de là vient que bien souvent nous donnons notre consentement à des choses dont nous n'avons jamais eu qu'une connoissance fort confuse.

De plus, l'entendement ne s'étend qu'à ce peu d'objets qui se présentent à lui, et sa connoissance est toujours fort limitée au lieu que la volonté en quelque sens peut sembler infinie, parceque nous n'apercevons rien qui puisse être l'objet de quelque autre volonté, même de cette immense qui est en Dieu, à quoi la nôtre ne puisse aussi s'étendre; ce qui est cause que nous la portons ordinairement au-delà de ce que nous connoissons clairement et distinctement; et lorsque nous en abusons de la sorte, ce n'est pas merveille s'il nous arrive de nous méprendre.

Or, quoique Dieu ne nous ait pas donné un entendement tout connoissant, nous ne devons pas croire pour cela qu'il soit l'auteur de nos erreurs, parceque tout entendement créé est fini, et qu'il est de la nature de l'entendement fini de n'être pas tout connoissant. '

Il est bien vrai que toutes les fois que nous faillons, ily a du défaut en notre façon d'agir ou en l'usage de notre liberté; mais il n'y a point pour cela de défaut en notre nature, à cause qu'elle est toujours la même quoique nos jugements soient vrais ou faux. Et quand Dieu auroit pu nous donner une connoissance si grande que nous n'eus

sions jamais été sujets à faillir, nous n'avons aucun droit pour cela de nous plaindre de lui; car, encore que parmi nous celui qui a pu empêcher un mal et ne l'a pas empêché en soit blâmé et jugé comme coupable, il n'en est pas de même à l'égard de Dieu, d'autant que le pouvoir que les hommes ont les uns sur les autres est institué afin qu'ils empêchent de malfaire ceux qui leur sont inférieurs, et que la toute-puissance que Dieu a sur l'univers est très absolue et très libre. C'est pourquoi nous devons le remercier des biens qu'il nous a faits, et non point nous plaindre de ce qu'il ne nous a pas avantagés de ceux que nous connoissons qui nous manquent et qu'il auroit peut-être pu nous départir.

Mais, parceque nous savons que l'erreur dépend de notre volonté, et que personne n'a la volonté de se tromper, on s'étonnera peut-être qu'il y ait de l'erreur en nos jugements. Mais il faut remarquer qu'il y a bien de la différence entre vouloir être trompé et vouloir donner son consentement à des opinions qui sont cause que nous nous trompons quelquefois. Car, encore qu'il n'y ait personne qui veuille expressément se méprendre, il ne s'en trouve presque pas un qui ne veuille donner son consentement à des choses qu'il ne connoît pas distinctement et même il : arrive souvent que c'est le désir de connoître la vérité qui fait que ceux qui ne savent pas l'ordre qu'il faut tenir pour la rechercher manquent de la trouver et se trompent, à cause qu'il les incite à précipiter leurs jugements, et à prendre des choses pour vraies, desquelles ils n'ont pas assez de connoissance.

Mais il est certain que nous ne prendrons jamais le faux pour le vrai tant que nous ne jugerons que de ce que nous apercevons clairement et distinctement; parceque Dieu n'étant point trompeur, la faculté de connoître qu'il nous a donnée ne sauroit faillir, ni même la faculté de vouloir,

lorsque nous ne l'étendons point au-delà de ce que nous connoissons. Et quand même cette vérité n'auroit pas été démontrée, nous sommes naturellement si enclins à donner notre consentement aux choses que nous apercevons manifestement, que nous n'en saurions douter pendant que nous les apercevons de la sorte.

Il est aussi très-certain que toutes les fois que nous approuvons quelque raison dont nous n'avons pas une connoissance bien exacte, ou que nous nous trompons, ou si nous trouvons la vérité, comme ce n'est que par hasard, que nous ne saurions être assurés de l'avoir rencontrée, et ne saurions savoir certainement que nous ne nous trompons point. J'avoue qu'il arrive rarement que nous jugions d'une chose en même temps que nous remarquons que nous ne la connoissons pas assez distinctement; à cause que la raison naturellement nous dicte que nous ne devons jamais juger de rien que de ce que nous connoissons distinctement auparavant que de juger. Mais nous nous trompons souvent, parceque nous présumons avoir autrefois connu plusieurs choses, et que tout aussitôt qu'il nous en souvient nous y donnons notre consentement, de même que si nous les avions suffisamment examinées, bien qu'en effet nous n'en ayons jamais eu une connoissance bien exacte.

ARTICLE II.

SI.

Il ne resteroit aucun doute que Dieu n'est point la cause de nos erreurs, si l'on n'en pouvoit, ce semble, tirer cette conséquence, qu'ainsi je ne me puis jamais tromper; car, si tout ce qui est en moi vient de Dieu, et s'il n'a mis en moi aucune faculté de faillir, il semble que je ne me doive jamais abuser. Aussi est-il vrai que, lorsque je me regarde

seulement comme venant de Dieu, et que je me tourne tout entier vers lui, je ne découvre en moi aucune cause d'erreur ou de fausseté : mais aussitôt après, revenant à moi, l'expérience me fait connoître que je suis néanmoins sujet à une infinité d'erreurs, desquelles venant à rechercher la cause, je remarque qu'il ne se présente pas seulement à ma pensée une réelle et positive idée de Dieu, ou bien d'un être souverainement parfait ; mais aussi, pour ainsi parler, une certaine idée négative du néant, c'est-à-dire de ce qui est infiniment éloigné de toute sorte de perfection; et que je suis comme un milieu entre Dieu et le néant, c'est-àlire placé de telle sorte entre le souverain Être et le nonêtre, qu'il ne se rencontre de vrai rien en moi qui me puisse conduire dans l'erreur, en tant qu'un souverain Être m'a produit: mais que, si je me considère comme participant en quelque façon du néant ou du non-être, c'est-à-dire en tant que je ne suis ne suis pas moi-même le souverain Être et qu'il me manque plusieurs choses, je me trouve exposé à une infinité de manquements; de façon que je ne me dois pas étonner si je me trompe. Et ainsi je connois que l'erreur, en tant que telle, n'est pas quelque chose de réel qui dépende de Dieu, mais que c'est seulement un défaut; et partant que, pour faillir, je n'ai pas besoin d'une faculté qui m'ait été donnée de Dieu particulièrement pour cet effet: mais qu'il arrive que je me trompe de ce que la puissance que Dieum'a donnée pour discerner le vrai d'avec le faux n'est pas en moi infinie.

Toutefois, cela ne me satisfait pas encore tout-à-fait, car l'erreur n'est pas une pure négation, c'est-à-dire n'est pas le simple défaut ou manquement de quelque perfection qui ne m'est point due, mais c'est une privation de quelque connoissance qu'il semble que je devrois avoir. Or, en considérant la nature de Dieu, il ne semble pas possible qu'il ait mis en moi quelque faculté qui ne soit pas

TOME IV.

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