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CHAPITRE III.

De la Vérité et de la Certitude.

S 1.

Je distingue deux sortes de certitude. La première est appelée morale, c'est-à-dire suffisante pour régler nos mœurs; ou aussi grande que celle des choses dont nous n'avons point coutume de douter touchant la conduite de la vie, bien que nous sachions qu'il se peut faire, absolument parlant, qu'elles soient fausses. Ainsi ceux qui n'ont jamais été à Rome ne doutent point que ce ne soit une ville en Italie, bien qu'il se pourroit faire que tous ceux desquels ils l'ont appris les eussent trompés. Et si quelqu'un, pour deviner un chiffre écrit avec les lettres ordinaires, s'avise de lire un B partout où il y aura un A, et de lire un C partout où il y aura un B, et ainsi de substituer en la place de chaque lettre celle qui la suit en l'ordre de l'alphabet, et que, le lisant en cette façon, il y trouve des paroles qui aient du sens, il ne doutera point que ce ne soit le vrai sens de ce chiffre qu'il aura ainsi trouvé, bien qu'il se pourroit faire que celui qui l'a écrit y en ait mis un autre tout différent en donnant une autre signification à chaque lettre: car cela peut si difficilement arriver, principalement lorsque le chiffre contient beaucoup de mots, qu'il n'est pas moralement croyable. Ainsi, par exemple, si on considère combien de diverses propriétés de l'aimant, du feu, et de toutes les autres choses qui sont au monde, ont été très évidemment déduites d'un fort petit nombre de causes que

j'ai proposées au commencement de mes principes de la philosophie, quand bien même on voudroit s'imaginer que je les ai supposées par hasard et sans que la raison me les ait persuadées, on ne laissera pas d'avoir pour le moins autant de raison de juger qu'elles sont les vraies causes de tout ce que j'en ai déduit, qu'on en a de croire qu'on a trouvé le vrai sens d'un chiffre lorsqu'on le voit suivre de la signification qu'on a donnée par conjecture à chaque lettre car : le nombre des lettres de l'alphabet est beaucoup plus grand que celui des premières causes que j'ai supposées; et on pas coutume de mettre tant de mots ni même tant de lettres dans un chiffre que j'ai déduit de divers effets de

n'a

ces causes.

L'autre sortede certitude est lorsque nous pensons qu'il n'est aucunement possible que la chose soit autre que nous la jugeons. Et elle est fondée sur un principe de métaphysique très assuré, qui est que Dieu étant souverainement bon et la source de toute vérité, puisque c'est lui qui nous a créés, il est certain que la puissance ou faculté qu'il nous a donnée pour distinguer le vrai d'avec le faux ne se trompe point lorsque nous en usons bien, et qu'elle nous montre' évidemment qu'une chose est vraie. Ainsi cette certitude s'étend à tout ce qui est démontré dans la mathématique ; car nous voyons clairement qu'il est impossible que deux et trois joints ensemble fassent plus ou moins que cinq, ou qu'un carré n'ait que trois côtés, et choses semblables. Elle s'étend aussi à la connoissance que nous avons qu'il y a des corps dans le monde pour les raisons qui en ont été données (au chapitre précédent); puis ensuite elle s'étend à toutes les choses qui peuvent être démontrées, touchant ces corps, par les principes de la mathématique ou par d'autres aussi évidents et certains, au nombre desquelles il me semble que celles que j'ai écrites en ce traité (des principes de la philosophie) doivent être reçues, au moins les principales

et plus générales qui concernent la fabrique du ciel et de

la terre.

S 2.

Il me semble que la vérité est une notion si transcendantalement claire qu'il est impossible de l'ignorer. En effet, on a bien des moyens pour examiner une balance avant que de s'en servir; mais on n'en auroit point pour apprendre ce que c'est que la vérité, si l'on ne la connoissoit de nature: car quelle raison aurions-nous de consentir à ce qui nous l'apprendroit si nous ne savions qu'il fût vrai, c'est-àdire si nous ne connoissions la vérité? Ainsi on peut bien expliquer quid nomini à ceux qui n'entendent pas la langue, et leur dire que ce mot vérité en sa propre signification dénote la conformité de la pensée avec l'objet, mais que lorsqu'on l'attribue aux choses qui sont hors de la pensée, il signifie seulement que ces choses peuvent servir d'objets à des pensées véritables, soit aux nôtres, soit à celles de Dieu; mais on ne peut donner aucune définition de logique qui aide à connoître sa nature. Et je crois le même de plusieurs autres choses qui sont fort simples et se connoissent naturellement, comme sont la figure, la grandeur, le mouvement, le lieu, le temps, etc.; en sorte que lorsqu'on veut définir ces choses, on les obscurcit et on s'embarrasse.

Un auteur prend pour règle de ses vérités le consentement universel. Pour moi, je n'ai pour règle des miennes que la lumière naturelle, ce qui convient bien en quelque chose; car tous les hommes ayant une même lumière naturelle, ils semblent devoir tous avoir les mêmes notions. Mais il est très différent, en ce qu'il n'y a presque personne qui se serve bien de cette lumière. D'où vient que plusieurs peuvent consentir à une même erreur; et il y a quantité de choses qui peuvent être connues par la lumière naturelle auxquelles jamais personne n'a encore fait de réflexion.

Cet auteur veut qu'il y ait en nous autant de facultés

qu'il y a de diversités à connoître, ce que je ne puis entendre autrement que comme si, à cause que la cire peut recevoir une infinité de figures, on disoit qu'elle a en soi une infinité de facultés pour les recevoir ce qui est vrai en ce sens-là. Mais je ne vois point qu'on puisse tirer aucune utilité de cette façon de parler, et il me semble plutôt qu'elle peut nuire en donnant sujet aux ignorants d'imaginer autant de diverses petites entités en notre ame. C'est pourquoi j'aime mieux concevoir que la cire, par sa seule flexibilité, reçoit toutes sortes de figures, et que l'ame acquiert toutes ses connoissances par la réflexion qu'elle fait, ou sur soi-même pour les choses intellectuelles, ou sur les diverses dispositions du cerveau auquel elle est jointe, pour les corporelles, soit que ces dispositions dépendent des sens ou d'autres causes. Mais il est très-utile de ne rien recevoir en sa créance sans considérer à quel titre ou pour quelle cause on l'y reçoit; ce qui revient à ce qu'il dit, qu'on doit toujours considérer de quelle faculté on se sert, etc.

Il n'y a point de doute qu'il faut aussi, comme il dit, prendre garde que rien ne manque de la part de l'objet, ni du milieu, ni de l'organe, etc., afin de n'être pas trompé par les sens. Il veut qu'on suive surtout l'instinct naturel, duquel il tire toutes ses notions communes. Pour moi, je distingue deux sortes d'instincts: l'un est en nous en tant qu'hommes, et est purement intellectuel, c'est la lumière naturelle, ou intuitus mentis, auquel seul je tiens qu'on se doit fier; l'autre est en nous en tant qu'animaux, et est une certaine impulsion de la nature à la conservation de notre corps, à la jouissance des voluptés corporelles, etc., lequel ne doit pas toujours être suivi.

$ 3.

Il faut remarquer que cette règle, à savoir, que tout ce

que nous pouvons concevoir peut aussi être, quoiqu'elle soit véritable toutes et quantes fois qu'il s'agit d'une conception claire et distincte, laquelle enferme la possibilité de la chose qui est conçue, à cause que Dieu est capable de faire tout ce que nous sommes capables de concevoir clairement comme possible; cette règle, dis-je, ne doit pas être témérairement usurpée, pourcequ'il peut aisément arriver que quelqu'un croira entendre et apercevoir clairement quelque chose, laquelle néanmoins, à cause de quelques préjugés dont il est prévenu et comme aveuglé, il n'entendra et n'apercevra point du tout.

Il y a des personnes qui en toute leur vie n'aperçoivent rien comme il faut pour en bien juger; car la connoissance sur laquelle on peut établir un jugement indubitable doit être non seulement claire, mais aussi distincte. J'appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif; de même que nous disons voir clairement les objets, lorsqu'étant présents à nos yeux ils agissent assez fort sur eux, et qu'ils sont disposés à les regarder; et distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu'elle ne comprend en soi que ce qui paroît manifestement à celui qui la considère comme il faut.

Par exemple, lorsque quelqu'un sent une douleur cuisante, la connoissance qu'il a de cette douleur est claire à son égard, et n'est pas pour cela toujours distincte, parce qu'il la confond ordinairement avec le faux jugement qu'il fait sur la nature de ce qu'il pense être en la partie blessée, qu'il croit être semblable à l'idée ou au sentiment de la douleur qui est en sa pensée, encore qu'il n'aperçoive rien clairement que le sentiment ou la pensée confuse qui est en lui. Ainsi la connoissance peut quelquefois être claire sans être distincte; mais elle ne peut jamais être distincte qu'elle ne soit claire par même moyen.

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