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avoit été tirée en partie de celle que j'avois de mon esprit, est que je pensois que la pesanteur portoit les corps vers le centre de la terre, comme si elle eût en soi quelque connoissance de ce centre: car certainement il n'est pas possible, ce semble, que cela se fasse sans connoissance, et partout où il y a connoissance il faut qu'il y ait de l'esprit. Que l'esprit, qui est incorporel, puisse faire mouvoir le corps, il n'y a ni raisonnement ni comparaison tirée des autres choses qui nous le puisse apprendre; mais néanmoins nous n'en pouvons douter, puisque des expériences trop certaines et trop évidentes nous le font connoître tous les jours manifestement. Et il faut bien prendre garde que cela est l'une des choses qui sont connues par elles-mêmes, et que nous obscurcissons toutes les fois que nous les voulons expliquer par d'autres. Toutefois, pour ne rien oublier de ce que je puis pour votre satisfaction, je me servirai ici d'une comparaison. La plupart des philosophes, qui croient que la pesanteur d'une pierre est une qualité réelle, distincte de la pierre, croient entendre assez bien de quelle façon cette qualité peut mouvoir une pierre vers le centre de la terre, pourcequ'ils croient en avoir une expérience manifeste pour moi qui me persuade qu'il n'y a point de telle qualité dans la nature, et par conséquent qu'il ne peut pas y avoir d'elle aucune vraie idée dans l'entendement humain, j'estime qu'ils se servent de l'idée qu'ils ont en eux-mêmes de la substance incorporelle pour se représenter cette pesanteur; en sorte qu'il ne nous est pas plus difficile de concevoir comment l'ame meut le corps, qu'à eux de concevoir comment une telle qualité fait aller la pierre en bas. Et il n'importe pas qu'ils disent que cette pesanteur n'est pas une substance; car en effet ils la conçoivent comme une substance, puisqu'ils croient qu'elle est réelle, et que par quelque puissance, à savoir par la puissance divine, elle peut exister sans la pierre. Il n'importe

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pas aussi qu'ils disent qu'elle est corporelle: car si par corporel nous entendons ce qui appartient au corps, encore qu'il soit d'une autre nature, l'ame peut aussi être dite corporelle, en tant qu'elle est propre à s'unir au corps; mais si par corporel nous entendons ce qui participe de la nature du corps, cette pesanteur n'est pas plus corporelle que notre ame même.

L'ame ne se conçoit que par l'entendement pur; le corps, c'est-à-dire l'extension, les figures et les mouvements, se peuvent aussi connoître par l'entendement seul, mais beaucoup mieux par l'entendement aidé de l'imagination; et enfin les choses qui appartiennent à l'union de l'ame et du corps ne se connoissent qu'obscurément par l'entendement seul, ni même par l'entendement aidé de l'imagination, mais elles se connoissent très clairement par les sens: d'où vient que ceux qui ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que l'ame ne meuve le corps, et que le corps n'agisse sur l'ame, mais ils considèrent l'un et l'autre comme une seule chose, c'està-dire ils conçoivent leur union; car concevoir l'union qui est entre deux choses, c'est les concevoir comme une seule. Et les pensées métaphysiques, qui exercent l'entendement pur, servent à nous rendre la notion de l'ame familière; et l'étude des mathématiques, qui exercent principalement l'imagination en la considération des figures et des mouvements, nous accoutume à former des notions du corps bien distinctes. Et enfin, c'est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s'abstenant de méditer et d'étudier aux choses qui exercent l'imagination, qu'on apprend à concevoir l'union de l'ame et du corps.

Mais puisque votre altesse (1) remarque qu'il est plus facile d'attribuer de la matière et de l'extension à l'ame

(1) Mad. Elisabeth, princesse palatine.

que

de lui attribuer la capacité de mouvoir un corps et d'en être mue sans avoir de matière, je la supplie de vouloir librement attribuer cette matière et cette extension à l'ame, car cela n'est autre chose que la concevoir unie au corps; et, après avoir conçu cela et l'avoir bien éprouvé en soi-même, il lui sera aisé de considérer que la matière qu'elle aura attribuée à cette pensée n'est pas la pensée même, et que l'extension de cette matière est d'autre nature que l'extension de cette pensée, en ce que la première est déterminée à certain lieu, duquel elle exclut toute autre extension de corps, ce que ne fait pas la deuxième; et ainsi votre altesse ne laissera pas de revenir aisément à la connoissance de la distinction de l'ame et du corps, nonobstant qu'elle ait conçu leur union.

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Afin que je puisse avoir occasion d'examiner s'il y a un Dieu sans interrompre l'ordre de méditer que je me suis proposé, qui est de passer par degrés des notions que je trouverai les premières en mon esprit, à celles que j'y pourrai trouver par après, il faut ici que je divise toutes mes pensées en certains genres, et que je considère dans lesquels de ces genres il y a proprement de la vérité ou de l'erreur.

Entre mes pensées, quelques unes sont comme les images des choses, et c'est à celles-là seules que convient proprement le nom d'idée; comme lorsque je me représente un homme, ou une chimère, ou le ciel, ou un ange, ou Dieu même. D'autres, outre cela, ont quelques autres formes; comme lorsque je veux, que je crains, que j'affirme ou que je nie, je conçois bien alors quelque chose comme le sujet de l'action de mon esprit, mais j'ajoute aussi quelque autre chose par cette action à l'idée que j'ai de cette chose-là ; et de ce genre de pensées, les unes sont appelées volontés ou affections, et les autres jugements.

Maintenant, pour ce qui concerne les idées, si on les considère seulement en elles-mêmes, et qu'on ne les rapporte point à quelque autre chose, elles ne peuvent, à proprement parler, être fausses: car soit que j'imagine une chèvre ou une chimère, il n'est pas moins vrai que j'imagine l'une que l'autre. Il ne faut pas craindre aussi qu'il se puisse rencontrer de la fausseté dans les affections ou volontés: car encore que je puisse désirer des choses mauvaises, ou même qui ne furent jamais, toutefois il n'est cela moins pas pour

vrai que je les désire. Ainsi il ne reste plus que les seuls jugements, dans lesquels je dois prendre garde soigneusement de ne me point tromper. Or la principale erreur et la plus ordinaire qui s'y puisse rencontrer consiste en ce que je juge que les idées qui sont en moi sont semblables ou conformes à des choses qui sont hors de moi : car certainement si je considérois seulement les idées comme de certains modes ou façons de ma pensée, sans les vouloir rapporter à quelque autre chose d'extérieur, à peine me pourroientelles donner occasion de faillir.

Or, entre ces idées, les unes me semblent être nées avec moi, les autres être étrangères et venir de dehors, et les autres être faites et inventées par moi-même. Car que j'aie la faculté de concevoir ce que c'est qu'on nomme en général une chose, ou une vérité, ou une pensée, il me semble que je ne tiens point cela d'ailleurs que de ma nature propre; mais si j'ois maintenant quelque bruit, si je vois le soleil, si je sens de la chaleur, jusqu'à cette heure j'ai jugé que ces sentiments procédoient de quelques choses qui existent hors de moi; et enfin il me semble que les sirènes, les hippogriffes et toutes les autres semblables chimères sont des fictions et inventions de mon esprit. Mais aussi peut-être me puis-je persuader que toutes ces idées sont du genre de celles que j'appelle étrangères, et qui viennent de dehors, ou bien qu'elles sont toutes nées avec moi, ou bien qu'elles ont toutes été faites par moi : car je n'ai point encore clairement découvert leur véritable origine. Et ce que j'ai principalement à faire en cet endroit est de considérer, touchant celles qui me semblent venir de quelques objets qui sont hors de moi, quelles sont les raisons qui m'obligent à les croire semblables à ces objets.

La première de ces raisons est qu'il me semble que cela m'est enseigné par la nature; et la seconde, que j'expérimente en moi-même que ces idées ne dépendent point de

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