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les enfants, et que dans les fous elle est non pas à la vérité éteinte, mais troublée, il ne faut pas penser qu'elle soit tellement attachée aux organes corporels qu'elle ne puisse être sans eux. Car, de ce que nous voyons souvent qu'elle est empêchée par ces organes, il ne s'ensuit aucunement qu'elle soit produite par eux ; et il n'est pas possible d'en donner aucune raison, tant légère qu'elle puisse être.

Je ne nie pas néanmoins que cette étroite liaison de l'esprit et du corps que nous expérimentons tous les jours ne soit cause que nous ne découvrons pas aisément et sans une profonde méditation la distinction réelle qui est entre l'un et l'autre. Mais, à mon jugement, ceux qui repasseront souvent dans leur esprit les choses que j'ai écrites dans ma seconde Méditation, se persuaderont aisément l'esque prit n'est pas distingué du corps par une seule fiction ou abstraction de l'entendement, mais qu'il est connu comme une chose distincte, parcequ'il est tel en effet.

Pour ce qui est du principe par lequel il me semble connoître que l'idée que j'ai d'une chose, non redditur a me inadæquata per abstractionem intellectus, je ne le tire que de ma propre pensée; car étant assuré que je ne puis avoir aucune connoissance de ce qui est hors de moi que par l'entremise des idées que j'en ai en moi, je me garde bien de rapporter mes jugements immédiatement aux choses, et de leur rien attribuer de positif que je ne l'aperçoive auparavant en leurs idées : mais je crois aussi que tout ce qui se trouve en ces idées est nécessairement dans les choses; ainsi pour savoir si mon idée n'est point rendue non complète, ou inadæquata, par quelque abstraction de mon esprit, j'examine seulement si je ne l'ai point tirée, non de quelque sujet plus complet, mais de quelque autre idée

plus complète et plus parfaite que j'aie en moi, et si je ne l'en ai point tirée per abstractionem intellectus, c'est-à-dire en détournant ma pensée d'une partie de ce qui est compris en cette idée complète, pour l'appliquer d'autant mieux, et me rendre d'autant plus attentif à l'autre partie, comme lorsque je considère une figure sans penser à la substance ni à la quantité dont elle est figure, je fais une abstraction d'esprit que je puis aisément reconnoître par après, en examinant si je n'ai point tiré cette idée que j'ai de la figure de quelque autre que j'ai eue auparavant, et à qui elle est tellement jointe, que, bien qu'on puisse penser à l'une sans avoir aucune attention à l'autre, on ne puisse toutefois la nier de cette autre lorsqu'on pense à toutes les deux; car je vois clairement que l'idée de la figure est ainsi jointe à l'idée de l'extension et de la substance, vu qu'il est impossible que je conçoive une figure en niant qu'elle ait aucune extension, et en niant qu'elle soit l'extension d'une substance; mais l'idée d'une substance étendue et figurée est complète, à cause que je la puis concevoir toute seule, et nier d'elle toutes les autres choses dont j'ai des idées. Or il est, ce me semble, fort clair que l'idée que j'ai d'une substance qui pense est complète en cette façon, et que je n'ai aucune autre idée en mon esprit qui la précède et qui lui soit tellement jointe, que je ne les puisse bien concevoir en les niant l'une de l'autre; car il ne peut y en avoir de telle en moi que je ne la connoisse. Et enfin ce ne sont que les modes seuls, dont les idées sont rendues non complètes par l'abstraction de notre esprit, lorsque nous les considérons sans la chose dont ils sont modes; car pour les substances elles ne peuvent n'être pas complètes, et même il est impossible de concevoir aucune de ces qualités qu'on nomme réelles, que par cela seul qu'on les nomme réelles, on ne les conçoive comme complètes, ce qui fait aussi qu'on avoue qu'elles peuvent être séparées de la substance, sinon

naturellement, au moins surnaturellement, ce qui suffit. On dira peut-être que la difficulté demeure encore, à cause que bien que je conçoive l'ame et le corps comme deux substances qui peuvent être l'une sans l'autre, je ne suis pas toutefois assuré qu'elles soient telles que je les crois. Mais il en faut revenir à la règle ci-devant posée, à savoir, que nous ne pouvons avoir aucune connoissance des choses que par les idées que nous en concevons, et que par conséquent nous n'en devons juger que suivant ces idées, et même penser que tout ce qui répugne à ces idées est absolument impossible et implique contradiction. Ainsi nous n'avons aucune autre raison pour assurer qu'il n'y a point de montagne sans vallée, sinon que nous voyons que leurs idées ne peuvent être complètes quand nous les considérons l'une sans l'autre, bien que nous puissions par abstraction avoir l'idée d'une montagne ou d'un lieu par lequel on monte de bas en haut, sans considérer qu'on peut aussi descendre par le même de haut en bas. Ainsi nous pouvons dire qu'il implique contradiction qu'il y ait des atômes ou des parties de matière qui aient de l'extension, et toutefois qui soient indivisibles, à cause qu'on ne peut avoir l'idée d'aucune extension, sans avoir aussi celle de sa moitié ou de son tiers, ni par conséquent sans la concevoir comme divisible en deux ou en trois; car de cela seul que je considère les deux moitiés d'une partie de matière, tant petite qu'elle puisse être, comme deux substances complètes, et quarum ideæ non redduntur a me inadæquatæ per abstractionem intellectus, je conclus certainement qu'elles sont réellement divisibles; et si l'on me disoit que, nonobstant que je les puisse concevoir l'une sans l'autre, je ne sais pas pour cela si Dieu ne les a point unies ou jointes l'une à l'autre d'un lien si étroit qu'elles soient entièrement inséparables, et ainsi que je n'ai pas raison de l'assurer, je répondrois que, de quelque lien qu'il puisse les avoir jointes, je suis assuré qu'il les peut séparer, et

ainsi, absolument parlant, qu'elles peuvent être séparées, puisqu'il m'a donné la faculté de les concevoir comme séparées et je dis tout de même de l'ame et du corps, et généralement de toutes les choses dont nous avons des idées diverses et complètes; mais je ne nie pas pour cela qu'il ne puisse y avoir dans l'ame ou dans le corps plusieurs choses dont je n'ai aucunes idées, je nie seulement qu'il y ait rien qui répugne aux idées que j'en ai, car autrement Dieu seroit trompeur, et nous n'aurions aucune règle pour nous assurer de la vérité.

M. Gassendi veut que distinguere et abstraere soient la même chose, et toutefois il y a grande différence; car en distinguant une substance de ses accidents, on doit considérer l'un et l'autre, ce qui sert beaucoup à la connoître ; au lieu que si on sépare seulement par abstraction cette substance de ses accidents, c'est-à-dire si on la considère toute seule sans penser à eux, cela empêche qu'on ne la puisse si bien connoître, à cause que c'est par les accidents que la nature de la substance est manifestée.

Il y a aussi une grande différence entre l'abstraction et l'exclusion. Si je disois seulement que l'idée que j'ai de mon ame ne me la représente pas dépendante du corps, et identifiée avec lui, ce ne seroit qu'une abstraction, de laquelle je ne pourrois former qu'un argument négatif, qui concluroit mal; mais je dis que cette idée me la représente comme une substance qui peut exister, encore que tout ce qui appartient au corps en soit exclus; d'où je forme un argument positif, et conclus qu'elle peut exister sans le corps. Et cette exclusion de l'extension se voit fort clairement en la nature de l'ame, de ce qu'on ne peut concevoir de moitié d'une chose qui pense.

CHAPITRE X.

De la question de savoir si l'ame pense toujours, et de l'action de l'ame sur le corps.

S 1.

La raison pour laquelle je crois que l'ame pense toujours est la même qui me fait croire que la lumière luit toujours, bien qu'il n'y a point d'yeux qui la regardent; que la chaleur est toujours chaude, bien qu'on ne s'y chauffe point; que le corps ou la substance étendue a toujours de l'extension, et généralement que ce qui constitue la nature d'une chose y est toujours pendant qu'elle existe; en sorte qu'il me seroit bien plus aisé de croire que l'ame cesseroit d'être quand on dit qu'elle cesse de penser, que non pas de concevoir qu'elle soit sans pensée. Et je ne vois ici aucune difficulté, qu'à cause qu'on juge superflu de croire qu'elle pense lorsqu'il ne nous en reste aucun souvenir par après; mais si on considère que nous avons toutes les nuits mille pensées, et même qu'en veillant nous en avons eu mille depuis une heure, dont il ne nous reste aucune trace, et dont nous ne voyons pas mieux l'utilité que de celles que nous pouvons avoir eues avant que de naître, on aura bien moins de peine à se le persuader, qu'à juger qu'une substance dont la nature est de penser, puisse exister et toutefois ne point penser. Je ne vois aussi aucune difficulté à entendre que les facultés d'imaginer et de sentir appartiennent à l'ame, à cause que ce sont des espèces de pensées; et néanmoins elles n'appartiennent à l'ame qu'en tant qu'elle est jointe au corps, à cause que ce sont des

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