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sement distingués de ceux qui sont complets; et qu'à la vérité elle suffit pour faire qu'une chose soit conçue séparément et distinctement d'une autre, par une abstraction de l'esprit qui conçoive la chose imparfaitement, mais non pas pour faire que deux choses soient conçues tellement distinctes et séparées l'une de l'autre que nous entendions que chacune est un être complet et différent de tout autre; car pour cela il est besoin d'une distinction réelle. Ainsi, par exemple, entre le mouvement et la figure d'un même corps il y a une distinction formelle, et je puis fort bien concevoir le mouvement sans la figure, et la figure sans le mouvement, et l'un et l'autre sans penser particulièrement au corps qui se meut ou qui est figuré; mais je ne puis pas néanmoins concevoir pleinement et parfaitement le mouvement sans quelque corps auquel ce mouvement soit attaché, ni la figure sans quelque corps où réside cette figure, ni enfin je ne puis pas feindre que le mouvement soit en une chose dans laquelle la figure ne puisse être, ou la figure en une chose incapable de mouvement. De même je ne puis pas concevoir la justice sans un juste, ou la miséricorde sans un miséricordieux; et on ne peut pas feindre que celui-là même qui est juste ne puisse pas être miséricordieux. Mais je conçois pleinement ce que c'est que le (c'est-à-dire je conçois le corps comme une chose complète), en pensant seulement que c'est une chose étendue, figurée, mobile, etc., encore que je nie de lui toutes les choses qui appartiennent à la nature de l'esprit ; et je conçois aussi que l'esprit est une chose complète, qui doute, qui entend, qui veut, etc., encore que je nie qu'il y ait en lui aucune des choses qui sont contenues en l'idée du corps: ce qui ne se pourroit aucunement faire s'il n'y avoit une distinction réelle entre le corps et l'esprit.

corps

OBJECTION FAITE PAR ARNAUD, DOCTEUR EN THÉOLOGIE.

« Pour ce, dit-il, que je sais que toutes les choses que >> je conçois clairement et distinctement peuvent être pro>> duites par Dieu telles que je les conçois, il suffit que je >> puisse concevoir clairement et distinctement une chose >> sans une autre, pour être certain que l'une est distincte » ou différente de l'autre, etc. »

que

dans ce

Il faut ici s'arrêter un peu, car il me semble peu de paroles consiste tout le noeud de la difficulté.

Et premièrement, afin que la majeure de cet argument soit vraie, cela ne se doit pas entendre de toute sorte de connoissance ni même de toute celle qui est claire et distincte, mais seulement de celle qui est pleine et entière, c'est-à-dire qui comprend tout ce qui peut être connu de la chose; car M. Descartes confesse lui-même qu'il n'est pas besoin d'une distinction réelle, mais que la formelle suffit, afin qu'une chose puisse être conçue distinctement et séparément d'une autre par une abstraction de l'esprit qui ne conçoit la chose qu'imparfaitement et en partie; d'où vient qu'il ajoute :

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<< Mais je conçois pleinement ce que c'est que le corps » (c'est-à-dire je conçois le corps comme une chose complète), en pensant seulement que c'est une chose éten» due, figurée, mobile, etc., encore que je nie de lui >> toutes les choses qui appartiennent à la nature de l'es» prit. Et d'autre part je conçois que l'esprit est une chose complète, qui doute, qui entend, qui veut, etc., encore que je nie qu'il y ait en lui aucune des choses qui » sont contenues en l'idée du corps : donc il y a une dis>> tinction réelle entre le corps et l'esprit. »

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Mais si quelqu'un vient à révoquer en doute cette mineure, et qu'il soutienne que l'idée que vous avez de vousmême n'est pas entière, mais seulement imparfaite, lors

que vous vous concevez, c'est-à-dire votre esprit, comme une chose qui pense et qui n'est point étendue, et pareillement, lorsque vous vous concevez, c'est-à-dire votre corps, comme une chose étendue et qui ne pense point : il faut voir comment cela a été prouvé dans ce que vous avez dit auparavant; car je ne pense pas que ce soit une chose si claire qu'on la doive prendre pour un principe indémontrable, et qui n'ait pas besoin de preuve.

Et quant à sa première partie, à savoir «< que vous con>> cevez pleinement ce que c'est que le corps en pensant >> seulement que c'est une chose étendue, figurée, mo>> bile, etc., encore que vous niiez de lui toutes les choses » qui appartiennent à la nature de l'esprit, » elle est de peu d'importance; car celui qui maintiendroit que notre esprit est corporel, n'estimeroit pas pour cela que tout corps fût esprit et ainsi le corps seroit à l'esprit comme le genre est à l'espèce. Mais le genre peut être entendu sans l'espèce, encore que l'on nie de lui tout ce qui est propre et particulier à l'espèce, d'où vient cet axiome de logique, que l'espèce étant niée, le genre n'est pas nié, ou bien, là où est le genre, il n'est pas nécessaire que l'espèce soit ainsi je : puis concevoir la figure sans concevoir aucune des propriétés qui sont particulières au cercle. Il reste donc encore à prouver que l'esprit peut être pleinement et entièrement entendu sans le corps.

Or pour prouver cette proposition, je n'ai point, ce me semble, trouvé de plus propre argument dans tout cet ouvrage que celui que j'ai allégué au commencement, à savoir,« je puis nier qu'il y ait aucun corps au monde, >> aucune chose étendue, et néanmoins je suis assuré >> je suis, tandis que je le nie ou que je pense ; je suis donc » une chose qui pense et non point un corps, et le corps » n'appartient point à la connoissance que j'ai de moi

>> même. >>

que

Mais je vois que de là il résulte seulement que je puis acquérir quelque connoissance de moi-même sans la connoissance du corps; mais que cette connoissance soit complète et entière, en telle sorte que je sois assuré que je ne me trompe point lorsque j'exclus le corps de mon essence, cela ne m'est pas encore entièrement manifeste : par exemple, posons que quelqu'un sache que l'angle au demi cercle est droit, et partant que le triangle fait de cet angle et du diamètre du cercle est rectangle ; mais qu'il doute et ne sache pas encore certainement, voire même qu'ayant été déçu par quelque sophisme il nie que le carré de la base d'un triangle rectangle soit égal aux carrés des côtés, il semble que, selon ce que propose M. Descartes, il doive se confirmer dans son erreur et fausse opinion: car, dirat-il, je connois clairement et distinctement que ce triangle est rectangle, je doute néanmoins que le carré de sa base soit égal aux carrés des côtés; donc il n'est pas de l'essence de ce triangle que le carré de sa base soit égal aux carrés des côtés. En après, encore que je nie que le carré de sa base soit égal aux carrés des côtés, je suis néanmoins assuré qu'il est rectangle, et il me demeure en l'esprit une claire et distincte connoissance qu'un des angles de ce triangle est droit, ce qu'étant, Dieu même ne sauroit faire qu'il ne soit pas rectangle. Et partant, ce dont je doute, et que je puis même nier, la même idée me demeurant en l'esprit, n'appartient point à son essence.

<< De plus, pourceque je sais que toutes les choses que >> je conçois clairement et distinctement peuvent être pro>> duites par Dieu telles que je les conçois, c'est assez que >> je puisse concevoir clairement et distinctement une chose >> sans une autre pour être certain que l'une est différente » de l'autre, parceque Dieu les peut séparer. » Mais je conçois clairement et distinctement que ce triangle est rectangle, sans que je sache que le carré de sa base soit égal

aux carrés des côtés; donc au moins par la toute-puissance de Dieu il se peut faire un triangle rectangle dont le carré de la base ne sera pas égal aux carrés des côtés.

Je ne vois pas ce que l'on peut ici répondre, si ce n'est que cet homme ne connoît pas clairement et distinctement la nature du triangle rectangle; mais d'où puis-je savoir que je connois mieux la nature de mon esprit qu'il ne connoît celle de ce triangle? Car il est aussi assuré que le triangle au demi-cercle a un angle droit, ce qui est la notion du triangle rectangle, que je suis assuré que j'existe de ce que je pense.

Tout ainsi donc que celui-là se trompe de ce qu'il pense qu'il n'est pas de l'essence de ce triangle, qu'il connoît clairement et distinctement être rectangle, que le carré de sa base soit égal aux carrés des côtés, pourquoi peut-être ne me trompé-je pas aussi en ce que je pense, que rien autre chose n'appartient à ma nature, que je sais certainement et distinctement être une chose qui pense, sinon que je suis une chose qui pense, vu que peut-être il est aussi de mon essence que je sois une chose étendue?

Et certainement, dira quelqu'un, ce n'est pas merveille si, lorsque de ce que je pense je viens à conclure que je suis, l'idée que de là je forme de moi-même ne me représente point autrement à mon esprit que comme une chose qui pense, puisqu'elle a été tirée de ma seule pensée. De sorte que je ne vois pas que de cette idée l'on puisse tirer aucun argument pour prouver que rien autre chose n'appartient à mon essence que ce qui est contenu en elle.

On peut ajouter à cela que l'argument proposé semble prouver trop, et nous porter dans cette opinion de quelques platoniciens, laquelle néanmoins notre auteur réfute, que rien de corporel n'appartient à notre essence, en sorte que l'homme soit seulement un esprit, et que le corps n'en que le véhicule ou le char qui le porte, d'où vient

soit

TOME IV.

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