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l'avons pas conçue elle-même, mais plutôt le véritable triangle. Tout ainsi que quand nous jetons les yeux sur une carte où il y a quelques traits qui sont disposés et arrangés de telle sorte qu'ils représentent la face d'un homme, alors cette vue n'excite pas tant en nous l'idée de ces mêmes traits que celle d'un homme : ce qui n'arriveroit pas ainsi, si la face d'un homme ne nous étoit connue d'ailleurs, et si nous n'étions plus accoutumés à penser à elle que non à ses traits, lesquels assez souvent même nous ne saurions distinguer les uns des autres quand nous en sommes un peu éloignés. Ainsi certes nous ne pourrions jamais connoître le triangle géométrique par celui que nous voyons tracé sur le papier, si notre esprit d'ailleurs n'en avoit eu l'idée.

pas

<< Plusieurs excellents esprits, dit-on, croient voir clai»rement que l'étendue mathématique, laquelle je pose » pour le principe de ma physique, n'est rien autre chose » que ma pensée, et qu'elle n'a ni ne peut avoir aucune >> subsistance hors de mon esprit, n'étant qu'une abstrac

>>

» tion que je fais du corps physique; et partant, que toute >> ma physique ne peut être qu'imaginaire et feinte comme >> sont toutes les pures mathématiques; et que, dans la physique réelle des choses que Dieu a créées, il faut » une matière réelle, solide, et non imaginaire. » Voilà l'objection des objections, et l'abrégé de toute la doctrine des excellents esprits qui sont ici allégués. Toutes les choses que nous pouvons entendre et concevoir ne sont à leur compte que des imaginations et des fictions de notre esprit qui ne peuvent avoir aucune subsistance, d'où il suit qu'il n'y a rien que ce qu'on ne peut aucunement entendre, ni concevoir, ou imaginer, qu'on doive admettre pour vrai;

c'est-à-dire qu'il faut entièrement fermer la porte à la raison et se contenter d'être singe ou perroquet, et non plus homme, pour mériter d'être mis au rang de ces excellents esprits. Car si les choses qu'on peut concevoir doivent être estimées fausses pour cela seul qu'on les peut concevoir, que reste-t-il, sinon qu'on doit seulement recevoir pour vraies celles qu'on ne conçoit pas, et en composer sa doctrine, en imitant les autres, sans savoir pourquoi on les imite, comme font les singes, et en ne proférant que des paroles dont on n'entend point le sens, comme font les perroquets. Mais j'ai bien de quoi me consoler, pourcequ'on joint ici ma physique avec les pures mathématiques, auxquelles je souhaite surtout qu'elle ressemble.

OBJECTION FAITE PAR UN THÉOLOGIEN OU PHILOSOPHE.

Comment se peut-il faire que les vérités géométriques ou métaphysiques, telles que sont celles dont vous avez fait mention, soient immuables et éternelles, et que néanmoins elles ne soient pas indépendantes de Dieu? Car en quel genre de cause dépendent-elles de lui? A-t-il donc bien pu faire que la nature du triangle ne fût point? Et comment, je vous prie, auroit-il pu faire qu'il n'eût pas été vrai de toute éternité que deux fois quatre fussent huit, ou qu'un triangle n'eût pas trois angles? Et partant, ou ces vérités ne dépendent que du seul entendement, lorsqu'il pense, ou elles dépendent de l'existence des choses mêmes, ou bien elles sont indépendantes : vu qu'il ne semble pas possible que Dieu ait pu faire qu'aucune de ces essences ou vérités ne fût pas de toute éternité.

RÉPONSE.

Quand on considère attentivement l'immensité de Dieu,

on voit manifestement qu'il est impossible qu'il y ait rien qui ne dépende de lui, non seulement de tout ce qui subsiste, mais encore qu'il n'y a ordre, ni loi, ni raison de bonté et de vérité qui n'en dépende; autrement il n'auroit pas été tout-à-fait indifférent à créer les choses qu'il a créées. Car, si quelque raison ou apparence de bonté eût précédé sa préordination, elle l'eût sans doute déterminé à faire ce qui étoit de meilleur : mais, tout au contraire, parcequ'il s'est déterminé à faire les choses qui sont au monde, pour cette raison, comme il est dit en la Genèse, <«< elles sont très bonnes, » c'est-à-dire que la raison de leur bonté dépend de ce qu'il les a ainsi voulu faire. Et il n'est pas besoin de demander en quel genre de cause cette bonté, ni toutes les autres vérités, tant mathématiques que métaphysiques, dépendent de Dieu : car, les genres des causes ayant été établis par ceux qui peut-être ne pensoient point à cette raison de causalité, il n'y auroit pas lieu de s'étonner quand ils ne lui auroient point donné de nom; mais néanmoins ils lui en ont donné un, car elle peut être appelée efficiente : de la même façon que la volonté du roi peut être dite la cause efficiente de la loi, bien que la loi même ne soit pas un être naturel, mais seulement, comme ils disent en l'école, un être moral. Il est aussi inutile de demander comment Dieu eût pu faire de toute éternité que deux fois quatre n'eussent pas été huit, etc., car j'avoue bien que nous ne pouvons pas comprendre cela : mais puisque d'un autre côté je comprends fort bien que rien ne peut exister, en quelque genre d'être que ce soit, qui ne dépende de Dieu, et qu'il lui a été très facile d'ordonner tellement certaines choses que les hommes ne pussent pas comprendre qu'elles eussent pu être autrement qu'elles sont, ce seroit une chose tout-à-fait contraire à la raison de douter des choses que nous comprenons fort bien, à cause de quelques autres que nous ne comprenons pas, et

que nous ne voyons point que nous ne devions comprendre. Ainsi donc il ne faut pas penser que les vérités éternelles dépendent de l'entendement humain ou de l'existence des choses, mais seulement de la volonté de Dieu, qui, comme un souverain législateur, les a ordonnées et établies de toute éternité.

Pour la difficulté de concevoir comment il a été libre et indifférent à Dieu de faire qu'il ne fût pas vrai que les trois angles d'un triangle fussent égaux à deux droits, ou généralement que les contradictoires ne peuvent être ensemble, on la peut aisément ôter, en considérant que la puissance de Dieu ne peut avoir aucunes bornes, puis aussi en considérant que notre esprit est fini, et créé de telle nature qu'il peut concevoir comme possibles les choses que Dieu a voulu être véritablement possibles, mais non pas de telle sorte, qu'il puisse aussi concevoir comme possibles celles que Dieu auroit pu rendre possibles, mais qu'il a toutefois voulu rendre impossibles. Car la première considération nous fait connoître que Dieu ne peut avoir été déterminé à faire qu'il fût vrai que les contradictoires ne peuvent être ensemble, et que par conséquent il a pu faire le contraire; puis l'autre nous assure que, bien que cela soit vrai, nous ne devons point tâcher de le comprendre, pourceque notre nature n'en est pas capable. Et encore que Dieu ait voulu que quelques vérités fussent nécessaires, ce n'est pas à dire qu'il les ait nécessairement voulues; car c'est tout autre chose de vouloir qu'elles fussent nécessaires, et de le vouloir nécessairement, ou d'être nécessité à le vouloir. J'avoue bien qu'il y a des contradictions qui sont si évidentes, que nous ne les pouvons représenter à notre esprit sans que nous les jugions entièrement impossibles; mais nous ne

nous les devons point représenter pour connoître l'immensité de la puissance de Dieu, ni concevoir aucune préférence ou priorité entre son entendement et sa volonté; car l'idée que nous avons de Dieu nous apprend qu'il n'y a en lui qu'une seule action toute simple et toute pure; ce que ces mots de saint Augustin expriment fort bien, quia vides ea, sunt, etc., pourceque en Dieu videre et velle ne sont qu'une même chose.

Il est certain que Dieu est aussi bien auteur de l'essence comme de l'existence des créatures: or cette essence n'est autre chose que ces vérités éternelles, lesquelles je ne conçois point émaner de Dieu, comme les rayons du soleil ; mais je sais que Dieu est auteur de toutes choses, et que ces vérités sont quelque chose, et par conséquent qu'il en est auteur. Je dis que je le sais, et non pas que je le conçois ni que je le comprends; car on peut savoir que Dieu est infini et tout-puissant, encore que notre ame étant finie ne le puisse comprendre ni concevoir; de même que nous pouvons bien toucher avec les mains une montagne, mais l'embrasser comme nous ferions un arbre, ou quelque autre chose que ce soit, qui n'excédât point la grandeur de nos bras: car comprendre, c'est embrasser de la pensée; mais pour savoir une chose, il suffit de la toucher de la pensée. Vous demandez aussi qui a nécessité Dieu à créer ces vérités; et je dis qu'il a été aussi libre de faire qu'il ne fût pas vrai que toutes les lignes tirées du centre à la circonférence fussent égales, comme de ne pas créer le monde et il est certain que ces vérités ne sont pas plus nécessairement conjointes à son essence que les autres

non pas

créatures.

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