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j'ai supposé auparavant) que les choses que j'imagine ne soient pas vraies, néanmoins cette puissance d'imaginer ne laisse pas d'être réellement en moi, et fait partie de ma pensée. Enfin, je suis le même qui sens, c'est-à-dire qui aperçois certaines choses comme par les organes des sens, puisqu'en effet je vois de la lumière, j'entends du bruit, je sens de la chaleur. Mais l'on me dira que ces apparences-là sont fausses et que je dors. Qu'il soit ainsi; toutefois, à tout le moins, il est très certain qu'il me semble que je vois de la lumière, que j'entends du bruit, et que je sens de la chaleur; cela ne peut être faux; et c'est proprement ce qui en moi s'appelle sentir ; et cela précisément n'est rien autre chose que penser. D'où je commence à connoître quel je suis, avec un peu plus de clarté et de distinction que ci

devant.

RÉPONSE A UNE OBJECTION FAITE PAR GASSENDI.

Je remarquerai ici qu'on ne vous croit pas quand vous avancez si hardiment et sans aucune preuve que l'esprit croît et s'affoiblit avec le corps; car de ce qu'il n'agit pas si parfaitement dans le corps d'un enfant que dans celui d'un homme parfait, et que souvent ses actions peuvent être empêchées par le vin et par d'autres choses corporelles, il s'ensuit seulement que tandis qu'il est uni au corps il s'en sert comme d'un instrument pour faire ces sortes d'opérations auxquelles il est pour l'ordinaire occupé; mais non pas que le corps le rende plus ou moins parfait qu'il est en soi: et la conséquence que vous tirez de là n'est pas meilleure que si, de ce qu'un artisan ne travaille pas bien toutes les fois qu'il se sert d'un mauvais outil, vous infériez qu'il emprunte son adresse et la science de son art de la bonté de son instrument.

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CHAPITRE IV.

Que l'esprit est plus aisé à connoître que

le

corps.

Mais néanmoins il me semble encore et je ne puis m'empêcher de croire que les choses corporelles, dont les images se forment par la pensée, qui tombent sous les sens, et que les sens mêmes examinent, ne soient beaucoup plus distinctement connues que cette je ne sais quelle partie de moi-même qui ne tombe point sous l'imagination : quoiqu'en effet cela soit bien étrange de dire que je connoisse et comprenne plus distinctement des choses dont l'existence me paroît douteuse, qui me sont inconnues et qui ne m'appartiennent point, que celles de la vérité desquelles je suis persuadé, qui me sont connues, et qui appartiennent à ma propre nature, en un mot que moi-même. Mais je vois bien ce que c'est; mon esprit est un vagabond qui se plaît à m'égarer, et qui ne sauroit encore souffrir qu'on le retienne dans les justes bornes de la vérité. Lâchons-lui donc encore une fois la bride, et, lui donnant toute sorte de liberté, permettons-lui de considérer les objets qui lui paroissent au dehors, afin que, venant ci-après à la retirer doucement et à propos, et à l'arrêter sur la considération de son être et des choses qu'il trouve en lui, il se laisse après cela plus facilement régler et conduire.

Considérons donc maintenant les choses que l'on estime vulgairement être les plus faciles de toutes à connoître, et que l'on croit aussi être le plus distinctement connues, c'est à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons: à la vérité les corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire un peu plus confuses; mais con

non pas

sidérons-en un en particulier. Prenons par exemple ce morceau de cire: il vient tout fraîchement d'être tiré de la ruche, il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenoit, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes; il est dur, il est froid, il est maniable, et si vous frappez dessus il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connoître un corps se rencontrent en celui-ci. Mais voici que pendant que je parle on l'approche du feu : ce qui y restoit de saveur s'exhale, l'odeur s'évapore, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on manier, et quoique l'on frappe dessus il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle encore après ce changement? Il faut avouer qu'elle demeure; personne n'en doute, personne ne juge autrement. Qu'est-ce donc que l'on connoissoit en ce morceau de cire avec tant de distinction? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tomboient sous le goût, sous l'odorat, sous la vue, sous l'attouchement, et sous l'ouïe, se trouvent changées, et que cependant la même cire demeure. Peut-être étoit-ce ce que je pense maintenant, à savoir que cette cire n'étoit pas ni cette douceur de miel, ni cette agréable odeur de fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son; mais seulement un corps qui un peu auparavant me paroissoit sensible sous ces formes, et qui maintenant se fait sentir sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine lorsque je la conçois en cette sorte? Considérons-le attentivement, et, retranchant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or qu'est-ce que cela, flexible et muable? N'est-ce pas que j'imagine que cette

cire étant ronde, est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurois néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer. Qu'est-ce maintenant que cette extension? N'est-elle pas aussi inconnue ? car elle devient plus grande quand la cire se fond, plus grande quand elle bout, et plus grande encore quand la chaleur augmente; et je ne concevrois pas clairement et selon la vérité ce que c'est que de la cire, si je ne pensois que même

ce morceau que nous considérons est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc demeurer d'accord que je ne saurois pas même comprendre par l'imagination ce que c'est que ce morceau de cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le comprenne. Je dis ce morceau de cire en particulier; car pour la cire en général, il est encore plus évident. Mais quel est ce morceau de cire qui ne peut être compris que par l'entendement ou par l'esprit ? Certes c'est le même que je vois, que je touche, que j'imagine, et enfin c'est le même que j'ai toujours cru que c'étoit au commencement. Or ce qui est ici grandement à remarquer, c'est que sa perception n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il le semblat ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle étoit auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, et dont elle est composée.

Cependant je ne me saurois trop étonner quand je considère combien mon esprit a de foiblesse et de pente qui le porte insensiblement dans l'erreur. Car encore que sans

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parler je considère tout cela en moi-même, les paroles toutefois m'arrêtent, et je suis presque déçu par les termes du langage ordinaire : car nous disons que nous voyons la même cire, si elle est présente, et non pas que nous jugeons que c'est la même, de ce qu'elle a même couleur et même figure: d'où je voudrois presque conclure que l'on connoît la cire par la vision des yeux, et non par la seule inspection de l'esprit ; si par hasard je ne regardois d'une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la cire; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui pourroient couvrir des machines artificielles qui ne se remueroient que par ressorts? mais je juge que ce sont des hommes; et ainsi je comprends par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit ce que je croyois voir de mes yeux.

Un homme qui tâche d'élever sa connoissance au-delà du commun doit avoir honte de tirer des occasions de douter des formes de parler que le vulgaire a inventées : j'aime mieux passer outre, et considérer si je concevois avec plus d'évidence et de perfection ce que c'étoit que de la cire, lorsque je l'ai d'abord aperçue, et que j'ai cru la connoî

tre par le moyen des sens extérieurs, ou à tout le moins par le sens commun, ainsi qu'ils appellent, c'est-à-dire par la faculté imaginative, que je ne la conçois à présent, après avoir plus soigneusement examiné ce qu'elle est et de quelle façon elle peut être connue. Certes il seroit ridicule de mettre cela en doute. Car qu'y avoit-il dans cette première perception qui fût distinct? qu'y avoit-il qui ne semblât pouvoir tomber en même sorte dans le sens du noindre des animaux? Mais quand je distingue la cire d'avec ses formes extérieures, et que, tout de même que si je lui avois ôté ses vêtements, je la considère toute nue,

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