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que

pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étoient jamais entrées en l'esprit n'étoient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulois ainsi penser que tout étoit faux, il falloit nécessairement moi qui le pensois fusse quelque chose; et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, étoit si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étoient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvois la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchois.

Puis, examinant avec attention ce que j'étois, et voyant que je pouvois feindre que je n'avois aucun corps, et qu'il n'y avoit aucun monde ni aucun lieu où je fusse; mais que je ne pouvois pas feindre pour cela que je n'étois point; et qu'au contraire de cela même que je pensois à douter de la vérité des autres choses, il suivoit très évidemment et très certainement que j'étois ; au lieu que si j'eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j'avois jamais imaginé eût été vrai, je n'avois aucune raison de croire que j'eusse été; je connus de là que j'étois une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de

penser, et qui pour et qui pour être n'a besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle; en sorte que ce moi, c'est-à-dire l'ame, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connoître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne lairroit pas d'être tout ce qu'elle est.

Après cela je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine; car puisque je venois d'en trouver une que je savois être telle, je pensai que je devois aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué qu'il n'y a rien du tout en ceci, je pense, donc je suis, qui m'assure que je dis la vérité, sinon que je

vois très-clairement que pour penser il faut être, je jugeai que je pouvois prendre pour règle générale que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies, mais qu'il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement.

Ensuite de quoi, faisant réflexion sur ce que je doutois, et que par conséquent mon être n'étoit pas tout parfait, car je voyois clairement que c'étoit une plus grande perfection de connoître que de douter, je m'avisai de chercher d'où j'avois appris à penser à quelque chose de plus parfait que je n'étois; et je connus évidemment que ce devoit être de quelque nature qui fût en effet plus parfaite. Pour ce qui est des pensées que j'avois de plusieurs autres choses hors de moi, comme du ciel, de la terre, de la lumière, de la chaleur, et de mille autres, je n'étois point tant en peine de savoir d'où elles venoient, à cause que, ne remarquant rien en elles qui me semblât les rendre supérieures à moi, je pouvois croire que, si elles étoient vraies, c'étoient des dépendances de ma nature, en tant qu'elle avoit quelque perfection, et, si elles ne l'étoient pas, que je les tenois du néant, c'est-à-dire, qu'elles étoient en moi pourceque j'avois du défaut. Mais ce ne pouvoit être le même de l'idée d'un être plus parfait que le mien: car, de la tenir du néant, c'étoit chose manifestement impossible; et pourcequ'il n'y a pas moins de répugnance que le plus parfait soit une suite et une dépendance du moins parfait, qu'il y en a que de rien procède quelque chose, je ne la pouvois tenir non plus de moi-même : de façon qu'il restoit qu'elle eût été mise en moi par une nature qui fût véritablement plus parfaite que je n'étois, et même qui eût en soi toutes les perfections dont je pouvois avoir quelque idée, c'est-à-dire, pour m'expliquer en un mot, qui fût Dieu. A quoi j'ajoutai que, puisque je connoissois quelques perfections que je

n'avois point, je n'étois pas le seul être qui existát (j'userai, s'il vous plaît, ici librement des mots de l'école); mais qu'il falloit de nécessité qu'il y en eût quelque autre plus parfait, duquel je dépendisse, et duquel j'eusse acquis tout ce que j'avois: car, si j'eusse été seul et indépendant de tout autre, en sorte que j'eusse eu de moi-même tout ce peu que je participois de l'être parfait, j'eusse pu avoir de moi, par même raison, tout le surplus que je connoissois me manquer, et ainsi être moi-même infini, éternel immuable, tout connoissant, tout-puissant, et enfin avoir toutes les perfections que je pouvois remarquer être en Dieu. Car, suivant les raisonnements que je viens de faire, pour connoître la nature de Dieu, autant que la mienne en étoit capable, je n'avois qu'à considérer, de toutes les choses dont je trouvois en moi quelque idée, si c'étoit perfection ou non de les posséder; et j'étois assuré qu'aucune de celles qui marquoient quelque imperfection n'étoit en lui, mais que toutes les autres y étoient comme je voyois que le doute, l'inconstance, la tristesse, et choses semblables, n'y pouvoient être, vu que j'eusse été moi-même bien aise d'en être exempt. Puis, outre cela, j'avois des idées de plusieurs choses sensibles et corporelles; car, quoique je supposasse que je rêvois, et que tout ce que je voyois ou imaginois étoit faux, je ne pouvois nier toutefois que les idées n'en fussent véritablement en ma pensée. Mais pourceque j'avois déjà connu en moi très-clairement que la nature intelligente est distincte de la corporelle; considérant que toute composition témoigne de la dépendance, et que la dépendance est manifestement un défaut, je jugeois de là que ce ne pouvoit être une perfection en Dieu d'être composé de ces deux natures, et que par conséquent il ne l'étoit pas; mais que s'il y avoit quelques corps dans le monde, ou bien quelques intelligences ou autres natures qui ne fussent point toutes parfaites, leur être devoit dé

TOME IV.

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pendre de sa puissance, en telle sorte qu'elles ne pouvoient subsister sans lui un seul moment.

Je voulus chercher après cela d'autres vérités; et m'étant proposé l'objet des géomètres, que je concevois comme un corps continu, ou un espace indéfiniment étendu en longueur, largeur et hauteur ou profondeur, divisible en diverses parties, qui pouvoient avoir diverses figures et grandeurs, et être mues ou transposées en toutes sortes, car les géomètres supposent tout cela en leur objet, je parcourus quelques-unes de leurs plus simples démonstrations; et, ayant pris garde que cette grande certitude, que tout le monde leur attribue, n'est fondée que sur ce qu'on les conçoit évidemment, suivant la règle que j'ai tantôt dite, je pris garde aussi qu'il n'y avoit rien du tout en elles qui m'assurât de l'existence de leur objet car, par exemple, je voyois bien que, supposant un triangle, il falloit que ses trois angles fussent égaux à deux droits, mais je ne voyois rien pour cela qui m'assurât qu'il y eût au monde aucun triangle: au lieu que, revenant à examiner l'idée que j'avois d'un être parfait, je trouvois que l'existence y étoit comprise en même façon qu'il est compris en celle d'un triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits, ou en celle d'une sphère que toutes ses parties sont également distantes de son centre, ou même encore plus évidemment ; et que par conséquent il est pour moins aussi certain que Dieu, qui est cet être si parfait, est ou existe, qu'aucune démonstration de géométrie le sauroit être.

le

Mais ce qui fait qu'il y en a plusieurs qui se persuadent qu'il y a de la difficulté à le connoître, et même aussi à connoître ce que c'est que leur ame, c'est qu'ils n'élèvent jamais leur esprit au-delà des choses sensibles, et qu'ils sont tellement accoutumés à ne rien considérer qu'en l'imaginant, qui est une façon de penser particulière pour les

choses matérielles, que tout ce qui n'est pas imaginable leur semble n'être pas intelligible. Ce qui est assez manifeste de ce que même les philosophes tiennent pour maxime, dans les écoles, qu'il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait premièrement été dans le sens, où toutefois il est certain que les idées de Dieu et de l'ame n'ont jamais été; et il me semble que ceux qui veulent user de leur imagination pour les comprendre font tout de même que si, pour ouïr les sons ou sentir les odeurs, ils se vouloient servir de leurs yeux : sinon qu'il y a encore cette différence, que le sens de la vue ne nous assure pas moins de la vérité de ses objets que font ceux de l'odorat ou de l'ouïe; au lieu que ni notre imagination ni nos sens ne nous sauroient jamais assurer d'aucune chose si notre entendement n'y intervient.

Enfin, s'il y a encore des hommes qui ne soient pas assez persuadés de l'existence de Dieu et de leur ame par les raisons que j'ai apportées, je veux bien qu'ils sachent que toutes les autres choses dont ils se pensent peut-être plus assurés, comme d'avoir un corps, et qu'il y a des astres et une terre, et choses semblables, sont moins certaines; car, encore qu'on ait une assurance morale de ces choses, qui est telle qu'il semble qu'à moins d'être extravagant on n'en peut douter, toutefois aussi, à moins que d'être déraisonnable, lorsqu'il est question d'une certitude métaphysique, on ne peut nier que ce ne soit assez de sujet pour n'en être pas entièrement assuré, que d'avoir pris garde qu'on peut en même façon s'imaginer, étant endormi, qu'on a un autre corps, et qu'on voit d'autres astres et une autre terre, sans qu'il en soit rien. Car d'où sait-on que les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres, vu que souvent elles ne sont pas moins vives et expresses? Et que les meilleurs esprits y étudient tant qu'il leur plaira, je ne crois pas qu'ils puissent donner aucune raison qui soit suffisante pour ôter ce doute, s'ils ne pré

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