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CHAPITRE XI.

Des rapports qui existent entre l'ame et le corps.

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L'ame est véritablement jointe à tout le corps, et on ne peut pas proprement dire qu'elle soit en quelqu'une de ses parties à l'exclusion des autres, à cause qu'il est un, et en quelque façon indivisible, à raison de la disposition de ses organes qui se rapportent tellement tous l'un à l'autre, que lorsque quelqu'un d'eux est ôté, cela rend tout le corps défectueux; et à cause qu'elle est d'une nature qui n'a aucun rapport à l'étendue, ni aux dimensions, ou autres propriétés de la matière dont le corps est composé, mais seulement à tout l'assemblage de ses organes, comme il paroît de ce qu'on ne sauroit aucunement concevoir la moitié ou le tiers d'une ame, ni quelle étendue elle occupe, et qu'elle ne devient point plus petite de ce qu'on retranche quelque partie du corps, mais qu'elle s'en sépare entièrement lorsqu'on dissout l'assemblage de ses organes.

y a

Mais bien que l'ame soit jointe à tout le corps, il néanmoins en lui quelque partie en laquelle elle exerce ses fonctions plus particulièrement qu'en toutes les autres; et on croit communément que cette partie est le cerveau, ou peut-être le coeur : le cerveau, à cause que c'est à lui que se rapportent les organes des sens; et le cœur, à cause que c'est comme en lui qu'on sent les passions. Mais, en examinant la chose avec soin, il me semble avoir évidemment reconnu que la partie du corps en laquelle l'ame exerce immédiatement ses fonctions n'ést nullement le coeur, ni

aussi tout le cerveau, mais seulement la plus intérieure de ses parties, qui est une certaine glande fort petite, située dans le milieu de sa substance, et tellement suspendue audessus du conduit par lequel les esprits de ses cavités antérieures ont communication avec ceux de la postérieure, que les moindres mouvements qui sont en elle peuvent beaucoup pour changer le cours de ces esprits, et réciproquement que les moindres changements qui arrivent au cours des esprits peuvent beaucoup pour changer les mouvements de cette glande.

Mon opinion est que la petite glande nommée conarion est le principal siége de l'ame, et le lieu où se font toutes nos pensées. La raison qui me donne cette créance est que je ne trouve aucune partie en tout le cerveau, excepté celle-là seule, qui ne soit double. Or est-il que, puisque nous ne voyons qu'une même chose des deux yeux, ni n'oïons qu'une même voix des oreilles, et enfin que nous n'avons jamais qu'une pensée en même temps, il faut de nécessité que les espèces qui entrent par les deux yeux, ou par les deux oreilles, s'aillent unir en quelque lieu, pour être considérées par l'ame; et il est impossible d'en trouver aucun autre en toute la tête que cette glande; outre qu'elle est située le plus à propos pour ce sujet qu'il est possible, à savoir au milieu, entre toutes les concavités; et elle est soutenue et environnée des petites branches des artères carotides, qui apportent les esprits dans le cerveau. Pour les espèces qui se conservent en la mémoire, je n'imagine point qu'elles soient autre chose que comme les plis qui se conservent en du papier après qu'il a été une fois plié; et ainsi je crois qu'elles sont principalement reçues en toute la substance du cerveau, bien que je ne nie pas qu'elles ne puissent être aussi en quelque façon en cette glande, surtout en ceux qui ont l'esprit le plus hébété : car pour les esprits fort bons et fort subtils, je crois qu'ils la doivent

avoir toute libre et fort mobile; comme nous voyons aussi que dans les hommes elle est plus petite que dans les bêtes, tout au rebours des autres parties du cerveau.

D'autant qu'il n'y a que le conarion de partie solide en tout le cerveau qui soit unique, il faut de nécessité qu'il soit le siége du sens commun, c'est-à-dire de la pensée, et par conséquent de l'ame. Car l'un ne peut être séparé de l'autre; ou bien il faut avouer que l'ame n'est point immédiatement unie à aucune partie solide du corps, mais seulement aux esprits animaux qui sont dans ses concavités, et qui rentrent et sortent continuellement ainsi que l'eau d'une rivière, ce qui seroit estimé trop absurde.

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Concevons donc ici que l'ame a son siége principal dans la petite glande qui est au milieu du cerveau, d'où elle rayonne en tout le reste du corps par l'entremise des esprits, des nerfs et même du sang, qui, participant aux impressions des esprits, les peut porter par les artères en tous les membres; et nous souvenant de ce qui a été dit ci-dessus de la machine de notre corps, à savoir que les petits filets de nos nerfs sont tellement distribués en toutes ses parties, qu'à l'occasion des divers mouvements qui y sont excités par les objets sensibles, ils ouvrent diversement les pores du cerveau, ce qui fait que les esprits animaux contenus en ces cavités entrent diversement dans les muscles,

au moyen de quoi ils peuvent mouvoir les membres en toutes les diverses façons qu'ils sont capables d'être mus, et aussi que toutes les autres causes qui peuvent diversement mouvoir les esprits suffisent pour les conduire en divers muscles, ajoutons ici que la petite glande qui est le principal siége de l'ame est tellement suspendue entre les cavités qui contiennent ces esprits, qu'elle peut être mue

par eux en autant de diverses façons qu'il y a de diversités sensibles dans les objets; mais qu'elle peut aussi être diversement mue par l'ame, laquelle est de telle nature qu'elle reçoit autant de diverses impressions en elle, c'est-à-dire qu'elle a autant de diverses perceptions qu'il arrive de divers mouvements en cette glande; comme aussi réciproquement la machine du corps est tellement composée que de cela seul que cette glande est diversement mue par l'ame ou par telle autre cause que ce puisse être, elle pousse les esprits qui l'environnent vers les pores du cerveau, qui les conduisent par les nerfs dans les muscles, au moyen de quoi elle leur fait mouvoir les membres.

La volonté est tellement libre de sa nature, qu'elle ne peut jamais être contrainte : et des deux sortes de pensées que j'ai distinguées en l'ame, dont les unes sont ses actions, à savoir ses volontés; les autres ses passions, en prenant cemot en sa plus générale signification, qui comprend toutes sortes de perceptions; les premières sont absolument en son pouvoir, et ne peuvent qu'indirectement être changées par le corps, comme au contraire les dernières dépendent absolument des actions qui les conduisent, et elles ne peuvent qu'indirectement être changées par l'ame, excepté lorsqu'elle est elle-même leur cause. Et toute l'action de l'ame consiste en ce que, par cela seul qu'elle veut quelque chose, elle fait que la petite glande, à qui elle est étroitement jointe, se meut en la façon qui est requise pour produire l'effet qui se rapporte à cette volonté.

Ainsi quand on veut imaginer quelque chose qu'on n'a jamais vue, cette volonté a la force de faire que la glande se meut en la façon qui est requise pour pousser les esprits vers les pores du cerveau par l'ouverture desquels cette chose peut être représentée; ainsi, quand on veut arrêter son attention à considérer quelque temps un même objet, cette volonté retient la glande pendant ce temps-là penchée

vers un même côté; ainsi, enfin, quand on veut marcher ou mouvoir son corps en quelque façon, cette volonté fait que la glande pousse les esprits vers les muscles qui servent

à cet effet.

Nos passions ne peuvent pas aussi directement être excitées ni ôtées par l'action de notre volonté, mais elles peuvent l'être indirectement par la représentation des choses qui ont coutume d'être jointes avec les passions que nous voulons avoir, et qui sont contraires à celles que nous voulons rejeter. Ainsi, pour exciter en soi la hardiesse et óter la peur, il ne suffit pas d'en avoir la volonté, mais il faut s'appliquer à considérer les raisons, les objets ou les exemples qui persuadent que le péril n'est pas grand; qu'il y toujours plus de sûreté en la défense qu'en la fuite; qu'on aura de la gloire et de la joie d'avoir vaincu, au lieu qu'on ne peut attendre que du regret et de la honte d'avoir fui,

et choses semblables.

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Ce n'est qu'en la répugnance qui est entre les mouvements que le corps par ses esprits et l'ame par sa volonté tendent à exciter en même temps dans la glande, que consistent tous les combats qu'on a coutume d'imaginer entre la partie inférieure de l'ame, qu'on nomme sensitive, et la supérieure, qui est raisonnable, ou bien entre les appétits naturels et la volonté; car il n'y a en nous qu'une seule ame, et cette ame n'a en soi aucune diversité de parties; la même qui est sensitive est raisonnable, et tous ses appétits sont des volontés. L'erreur qu'on a commise en lui faisant jouer divers personnages qui sont ordinairement contraires les unes aux autres, ne vient que de ce qu'on n'a pas bien distingué ses fonctions d'avec celles du corps, auquel seul on doit attribuer tout ce qui peut être remar

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