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CHAPITRE X.

De la vie organique et de l'ame des bêtes.

·S 1.

A cause que nous ne concevons point que le corps pense en aucune façon, nous avons raison de croire que toutes sortes de pensées qui sont en nous appartiennent à l'ame; et à cause que nous ne doutons point qu'il n'y ait des corps inanimés qui se peuvent mouvoir en autant ou plus de diverses façons que les nôtres, et qui ont autant ou plus de chaleur, nous devons croire que toute la chaleur et tous les mouvements qui sont en nous, en tant qu'ils ne dépendent point de la pensée, n'appartiennent qu'au corps.

Au moyen de quoi nous éviterons une erreur très considérable, en laquelle plusieurs sont tombés, en sorte que j'estime qu'elle est la première cause qui a empêché qu'on n'ait pu bien expliquer jusqu'ici les passions, et les autres choses qui appartiennent à l'ame. Elle consiste en ce que, voyant que tous les corps morts sont privés de chaleur, et ensuite de mouvement, on s'est imaginé que c'étoit l'absence de l'ame qui faisoit cesser ces mouvements et cette chaleur; et ainsi on a cru, sans raison, que notre chaleur naturelle et tous les mouvements de nos corps dépendent de l'ame: au lieu qu'on devoit penser au contraire que l'ame ne s'absente lorsqu'on meurt qu'à cause que cette chaleur cesse, et que les organes qui servent à mouvoir le corps se cor

rompent.

Afin donc que nous évitions cette erreur, considérons que la mort n'arrive jamais par la faute de l'ame, mais

seulement parceque quelqu'une des principales parties du corps se corrompt; et jugeons que le corps d'un homme vivant diffère autant de celui d'un homme mort que fait une montre, ou autre automate (c'est-à-dire autre machine qui se meut de soi-même), lorsqu'elle est montée, et qu'elle a en soi le principe corporel des mouvements pour lesquels elle est instituée, avec tout ce qui est requis pour son action, et la même montre, ou autre machine, lorsqu'elle est rompue, et que le principe de son mouvement cesse d'agir.

On sait que tous les mouvements des membres dépendent des muscles, et que ces muscles sont opposés les uns aux autres en telle sorte, que, lorsque l'un d'eux s'accourcit, il tire vers soi la partie du corps à laquelle il est attaché, ce qui fait allonger au même temps le muscle qui lui est opposé; puis s'il arrive en un autre temps que ce dernier s'accourcisse, il fait que le premier se rallonge, et il retire vers soi la partie à laquelle ils sont attachés. Enfin, on sait que tous ces mouvements des muscles, comme aussi tous les sens, dépendent des nerfs, qui sont comme de petits filets, ou comme de petits tuyaux qui viennent tous du cerveau, et contiennent ainsi que lui un certain air ou vent très subtil qu'on nomme les esprits animaux.

Toutes les plus vives et les plus subtiles parties du sang que la chaleur a raréfiées dans le cœur, entrent sans cesse en grande quantité dans les cavités du cerveau. Or ces parties du sang très subtiles composent les esprits animaux; et elles n'ont besoin à cet effet de recevoir aucun autre changement dans le cerveau, sinon qu'elles y sont séparées des autres parties du sang moins subtiles; car ce que je nomme ici des esprits, ne sont que des corps, et ils n'ont point d'autre propriété, sinon que ce sont des corps très petits, et qui se meuvent très vite, ainsi que les parties de la flamme qui sort d'un flambeau; en sorte qu'ils ne s'ar

rêtent en aucun lieu; et qu'à mesure qu'il en entre quelques uns dans les cavités du cerveau, il en sort aussi quelques autres par les pores qui sont en sa substance, lesquels pores les conduisent dans les nerfs, et de là dans les muscles, au moyen de quoi ils meuvent le corps en toutes les diverses façons qu'il peut être mû.

Il faut remarquer que la machine de notre corps est tellement composée que tous les changements qui arrivent au mouvement des esprits peuvent faire qu'ils ouvrent quelques pores du cerveau plus que les autres, et réciproquement que lorsque quelqu'un de ces pores est tant soit peu plus ou moins ouvert que de coutume par l'action des nerfs qui servent au sens, cela change quelque chose au mouvement des esprits, et fait qu'ils sont conduits dans les muscles qui servent à mouvoir le corps en la façon qu'il est ordinairement mû à l'occasion d'une telle action; en sorte que tous les mouvements que nous faisons sans que notre volonté y contribue (comme il arrive souvent que nous respirons, que nous marchons, que nous mangeons, et enfin que nous faisons toutes les actions qui nous sont communes avec les bêtes), ne dépendent que de la conformation de nos membres et du cours que les esprits, excités par la chaleur du coeur, suivent naturellement dans le cerveau, dans les nerfs et dans les muscles, en même façon que le mouvement d'une montre est produit par la seule force de son ressort et la figure de ses roues.

Lorsque quelques parties de notre corps sont offensées, par exemple quand un nerf est piqué, cela fait qu'elles n'obéissent plus à notre volonté, ainsi qu'elles avoient de coutume, et même que souvent elles ont des mouvements de convulsion qui lui sont contraires; ce qui montre que l'ame ne peut exciter aucun mouvement dans le corps, si ce n'est que tous les organes corporels qui sont requis à ce mouvement soient bien disposés; mais, tout au contraire,

lorsque le corps a tous ses organes disposés à quelque mouvement, il n'a pas besoin de l'ame pour le produire, et par conséquent tous les mouvements que nous n'expérimentons point dépendre de notre pensée, ne doivent pas être attribués à l'ame, mais à la seule disposition des organes, et même les mouvements qu'on nomme volontaires procèdent principalement de cette disposition des organes, puisqu'ils ne peuvent être excités sans elle, quelque volonté que nous en ayons, bien que ce soit l'ame qui les

détermine.

Et encore que tous ces mouvements cessent dans le corps lorsqu'il meurt et que l'ame le quitte, on ne doit pas inférer de là que c'est elle qui les produit, mais seulement que c'est une même cause qui fait que le corps n'est plus propre à les produire, et qui fait aussi que l'ame s'absente de lui.

$ 2.

Le plus grand de tous les préjugés que nous ayons retenu de notre enfance, est celui de croire que les bêtes pensent. La source de notre erreur vient d'avoir vu que plusieurs membres des bêtes n'étoient pas bien différents des nôtres pour la figure et les mouvements, et d'avoir cru que notre ame étoit le principe de tous les mouvements qui sont en nous, qu'elle donnoit le mouvement au corps, et qu'elle étoit la cause de nos pensées. Cela supposé, nous n'avons point fait de difficulté de croire qu'il y eût dans les bêtes quelque ame semblable à la nôtre; mais ayant pris garde, après y avoir bien pensé, qu'il faut distinguer deux différents principes de nos mouvements, l'un tout à fait mécanique et corporel, qui ne dépend que de la seule force des esprits animaux et de la configuration des parties, et que l'on pourroit appeler ame corporelle, et l'autre incorporel, c'est-à-dire l'esprit ou l'ame, qui est une chose qui pense,

j'ai cherché avec grand soin si les mouvements des animaux provenoient de ces deux principes ou d'un seul. Or, ayant connu clairement qu'ils pouvoient venir d'un seul, c'està-dire du corporel et du mécanique, j'ai tenu pour démontré que nous ne pouvions prouver en aucune manière qu'il y eût dans les animaux une ame qui pensât. Je ne m'arrête point à ces tours et finesses des chiens et des renards, ni à toutes les choses que les bêtes font, ou par crainte, ou pour attraper à manger, ou enfin pour le plaisir je m'engage à expliquer tout cela très facilement par la seule conformation des membres des animaux.

......Je désire que vous fassiez un peu de réflexion sur tout ce que je viens de dire de cette machine, et que vous considériez premièrement que je n'ai supposé en elle aucuns organes ni aucuns ressorts qui ne soient tels qu'on se peut très aisément persuader qu'il y en a de tout semblables tant en nous que même aussi en plusieurs animaux sans raison... Les anatomistes ne sauroient aussi rien imaginer de plus vraisemblable touchant le cerveau, que de dire qu'il est composé de plusieurs petits filets diversement entrelacés, vu que toutes les peaux et toutes les chairs paroissent ainsi composées de plusieurs fibres ou filets, et qu'on remarque le même en toutes les plantes, en sorte que c'est une propriété qui semble commune à tous les corps qui peuvent croître et se nourrir par l'union et la jonction des petites parties des autres corps.

Je désire que vous considériez après cela que toutes les fonctions que j'ai attribuées à cette machine, comme la digestion des viandes, le battement du cœur et des artères, la nourriture et la croissance des membres, la respiration, la veille et le sommeil; la respiration de la lumière, des sons, des odeurs, des goûts, de la chaleur, et de telles autres qualités dans les organes des sens extérieurs ; l'impression de leurs idées dans l'organe du sens commun et de

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