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faire provision de matériaux et d'architectes, ou s'exercer soi-même à l'architecture, et outre cela d'en avoir soigneusement tracé le dessin, mais qu'il faut aussi s'être pourvu de quelque autre où on puisse être logé commodément pendant le temps qu'on y travaillera; ainsi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison m'obligeroit de l'être en mes jugements, et que je ne laissasse pas de vivre dès-lors le plus heureusement que je pourrois, je me formai une morale par provision, qui ne consistoit qu'en trois ou quatre maximes dont je veux bien vous faire part.

La première étoit d'obéir aux lóis et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurois à vivre. Et je ne choisissois que les plus modérées, tant à cause que ce sont toujours les plus commodes pour la pratique, et vraisemblablement les meilleures, tous excès ayant coutume d'être mauvais, comme aussi afin de me détourner moins du vrai chemin, en cas que je faillisse, que si, ayant choisi l'un des extrêmes, c'eût été l'autre qu'il eût fallu suivre. Et particulièrement je mettois entre les excès toutes les promesses par lesquelles on retranche quelque chose de sa liberté; non que je désapprouvasse les lois, qui, pour remédier à l'inconstance des esprits foibles, permettent, lorsqu'on a quelque bon dessein, ou même, pour la sûreté du commerce, quelque dessein qui n'est qu'indifférent, qu'on fasse des voeux ou des contrats qui obligent à y persévérer: mais à cause que je ne voyois au monde aucune chose qui demeurât toujours en même état, et que, pour mon particulier, je me promettois de perfectionner de plus en

plus mes jugements, et non point de les rendre pires, j'eusse pensé commettre une grande faute contre le bon sens, si, pourceque j'approuvois alors quelque chose, je me fusse obligé de la prendre pour bonne encore après, lorsqu'elle auroit peut-être cessé de l'être, ou que j'aurois cessé de l'estimer telle.

Ma seconde maxime étoit d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrois, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m'y serois une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées : imitant en ceci les voyageurs, qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d'un côté tantôt d'un autre, ni encore moins s'arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu'ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de foibles raisons, encore que ce n'ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir; car, par ce moyen, s'ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d'une forêt. Et ainsi les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c'est une vérité très-certaine que, lorsqu'il n'est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables; et même qu'encore que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes qu'aux autres, nous devons néanmoins nous déterminer à quelques-unes, et les considérer après, non plus comme douteuses en tant qu'elles se rapportent à la pratique, mais comme très-vraies et trèscertaines, à cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle. Et ceci fut capable dès-lors de me délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d'agiter les consciences de ces esprits foibles et chancelants qui se laissent aller inconstamment à pratiquer

comme bonnes les choses qu'ils jugent après être mauvaises.

Ma troisième maxime étoit de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. Et ceci seul me sembloit être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content; car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains étant malades, ou d'être libres étant en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice et d'une méditation souvent réitérée, pour s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ; et

je crois que c'est principalement en ceci que consistoit le

secret de ces philosophes qui ont pu autrefois se soustraire de l'empire de la fortune, et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s'occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étoient prescrites par la nature, ils se persuadoient si parfaitement

que rien n'étoit en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul étoit suffisant pour les empêcher d'avoir aucune affection pour d'autres choses; et ils disposoient d'elles si absolument qu'ils avoient en cela quelque raison de s'esti mer plus riches et plus puissants et plus libres et plus heureux qu'aucun des autres hommes, qui, n'ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu'ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu'ils veulent.

Enfin, pour conclusion de cette morale, je m'avisai de faire une revue sur les diverses occupations qu'ont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix de la meilleure; et, sans que je veuille rien dire de celles des autres, je pensai que je ne pouvois mieux que de continuer en celle-là même où je me trouvois, c'est-à-dire que d'employer toute ma vie à cultiver ma raison, et m'avancer autant que je pourrois en la connoissance de la vérité, suivant la méthode que je m'étois prescrite. J'avois éprouvé de si extrêmes contentements depuis que j'avois commencé à me servir de cette méthode, que je ne croyois pas qu'on en pût recevoir de plus doux ni de plus innocents en cette vie; et découvrant tous les jours par son moyen quelques vérités qui me sembloient assez importantes et communément ignorées des autres hommes, la satisfaction que j'en avois remplissoit tellement mon esprit que tout le reste ne me touchoit point.

Après m'être ainsi assuré de ces maximes, et les avoir mises à part avec les vérités de la foi, qui ont toujours été les premières en ma créance, je jugeai que pour tout le reste de mes opinions je pouvois librement entreprendre de m'en défaire. Et faisant particulièrement réflexion en cha-. que matière sur ce qui la pouvoit rendre suspecte et nous donner occasion de nous méprendre, je déracinois de mon esprit toutes les erreurs qui s'y étoient pu glisser aupara

vant. Non que j'imitasse pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter, et affectent d'être toujours irrésolus; car, au contraire, tout mon dessein ne tendoit qu'à m'assurer, et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc et l'argile.

S 3.

Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j'ai faites ici depuis que j'y suis retiré; car elles sont si métaphysiques et si peu communes, qu'elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde : et toutefois, afin qu'on puisse juger si les fondements que j'ai pris sont assez fermes, je me trouve en quelque façon contraint d'en parler. J'avois dès long-temps remarqué que pour les moeurs il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu'on sait être fort incertaines, tout de même que si elles étoient indubitables, ainsi qu'il a été dit ci-dessus : mais pourcequ'alors je désirois vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu'il falloit que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrois imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resteroit point après cela quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avoit aucune chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer; et parcequ'il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j'étois sujet à faillir autant qu'aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avois prises auparavant pour démonstrations; et enfin; considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillées nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu'il y en ait aucune

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