Page images
PDF
EPUB

liantes infortunes. Il appartient à la France et à l'Europe par ses importantes traductions, et par les éditions savantes de plu→ sieurs auteurs anciens; mais il appartient spécialement à la Grè ce par ses vigoureux écrits, publiés dans sa langue, et surtout par ses Prolégomènes, mis en tête de chaque volume de sa Bibliothèque grecque ou de ses annexes. Ces Prolégomènes sont les plus belles actions de sa vie, la plus belle couronne de son active vieillesse. Original dans son style, à l'aide d'une étude approfondie des vicissitudes de notre langue, il a épuré, rectifié, ennobli l'idiome moderne, et l'a presque fixé au point où le vulgaire doit et peut s'approcher. Revenus de l'espoir chimérique de faire revivre dans toutes ses formes l'ancien grec, M. Coray nous a portés à penser et à écrire dans la langue que nous possédons, à cultiver cette langue non moins heureusement constituée que sa sœur, en l'imprégnant de la sève et de la grâce des écrits de nos ancêtres, à étudier enfin ceuxci d'après un plan plus vaste et plus profond. Les sciences descendirent donc à l'emploi du langage vulgaire, mais de manière à tendre la main au peuple, et à le faire remonter avec elles jusqu'au degré où les taches de l'idiome moderne sont doucement effacées par le goût de l'atticisme antique. Telles sont en effet les vues qui doivent présider à la formation des idiomes populaires. Les Prolégomènes de M. Coray sont le résumé de l'expérience des siècles et le résultat de ses propres méditations, sur la méthode d'enseigner et d'apprendre, et sur l'art de vivre ou sur la morale. Il s'y montre à la fois un savant et un sage; et l'honneur d'avoir contribué à donner l'essor aux esprits en Grèce, lui reste sans contestation. Il y eut néanmoins, parmi ses compatriotes, et même parmi ceux qui résidaient dans les plus savantes capitales de l'Europe, de petits Zoiles qui lancèrent.contre ses écrits et contre son caractère des diatribes amères et virulentes. Si elles étaient de nafure à l'affliger pour quelques momens, elles servirent aussi à

constater leur ignorance et leur mauvaise foi. Ces sortes de productions sont immédiatement condamnées à une mort honteuse; elles ne sortirent du néant que pour mieux caractériser l'époque de leur victorieux antagoniste, précurseur des génies créateurs que la Grèce attend pour revivre.

Depuis que ce pays se trouve engagé dans une lutte dont le denoûment ne peut être que sa délivrance, au moins partielle, ou sa ruine complète, M. Coray a publié, dans le cours d'une année, trois ouvrages anciens appropriés aux circonstances: ce sont, la Politique d'Aristote, sa Morale, et le Discours d'Onésander sur les qualités d'un général d'armée. Dans cet article, il sera question du premier : nous nous réservons de faire connaître plus tard les deux autres ouvrages.

Les Prolégomènes forment le tiers du volume. Le texte est précédé d'une gravure du buste d'Aristote. Suivent les notes de l'éditeur, avec celles de Schneider et d'autres critiques, ainsi que les variantes; enfin, une table alphabétique des mots.

M. Coray commence par exposer le motif qui l'engagea à entreprendre, dans les derniers jours de son grand âge, l'édition d'un ouvrage aussi difficile, à cause des mauvais traitemens qu'il essuya de la main des copistes. C'est le mouvement inattendu dont la Grèce est aujourd'hui le théâtre. Il fait voir l'importance de ce précieux morceau de l'antiquité, dont la connaissance fut d'un si grand secours aux auteurs politiques modernes. « Il n'y a, dit-il, aucun d'eux, jusqu'à Machiavel, qui n'ait puisé, presque mot pour mot, dans notre philosophe, les expédiens conservateurs de la tyrannie; mais avec cette différence, qu'Aristote, après en avoir fait l'histoire, les qualifie de barbares et de pernicieux, tandis que Machiavel en a réellement fait la doctrine et le catéchisme des tyrans. »

Pour faciliter l'intelligence de son auteur, M. Coray trace l'analyse de l'ouvrage d'après Barthélemy (Voyages du jeune

Anacharsis, chap. 62), et il la divise en deux parties. La première traite des différentes formes de gouvernement, ayant pour base leur division fondamentale en nationaux et en spéciaux. Dans la seconde, Aristote énonce son opinion sur la meilleure organisation politique. Telle est celle qui convient au caractère, aux intérêts de chaque nation, au climat qu'elle habite, et aux autres circonstances dans lesquelles elle se trouve. Il essaie cependant de présenter le type d'un mode de gouvernement, intermédiaire entre la démocratie et l'oligarchie. C'est un système mixte, habilement combiné, of– frant les avantages des deux formes, sans en laisser craindre les inconvéniens, où la classe moyenne enfin exerce une grande influence. Il désigne ensuite les trois pouvoirs sociaux, et entre dans plusieurs détails réglémentaires. M. Coray passe à l'examen des malheureuses circonstances pour lesquelles nos ancêtres ont perdu la liberté. Ses idées se pressent sous sa plume, et il n'a pas le tems de leur donner un arrangement parfait. L'absence de la science sociale entraîna les Grecs dans les discordes civiles, dont Socrate a le premier voulu apaiser les fureurs, en enseignant la morale. Abandonné tantôt à une populace grossière soulevée par les démagogues, tantôt à une oligarchie orgueilleuse corrompue par les sophistes, le vaisseau de l'état était constamment poussé vers l'abime par l'incapacité de ses conducteurs. Les Grecs ne s'étaient jamais fait une idée précise de la liberté. Pour être durable, elle doit poser sur l'équité et la concorde. « L'ami' sincère de la liberté doit done, non-seulement défendre la sienne, mais celle de tous ses concitoyens, celle de sa patrie. Et s'il chérit véritablement celle-ci, ce n'est pas dans ses murs seuls qu'il doit vouloir restreindre ce bien : il doit le souhaiter à toute la terre, à tout le genre humain, etc. » L'éducation donnait aux anciens le funeste préjugé, que la nature produisait les esclaves et les hommes libres, comme les nains et les

[ocr errors]

géans; que ceux qu'ils appelaient Barbares étaient nés pour la servitude, et les Grecs pour la domination. Ainsi, la guerre de venait une occupation louable et légitime. « Ils croyaient qu'en délivrant les Barbares de leurs maîtres, ils acquéraient sur eux le même droit que sur les autres possessions. » Aucun respect pour le droit des gens; mépris des artsmécaniques et de ceux qui les exerçaient, et qui, devenaient par-là les ennemis de leur patrie. La guerre extérieure amenait les guer→ res intestines et les changemens de constitution. Les Athé niens cultivèrent bien les arts et les sciences; mais, en nourrissant des esclaves, ils conservaient en eux-mêmes un levain immoral, et le sentiment de l'équité finit par s'éteindre dans tous les cœurs. Le perfectionnement de la science politique fut également contrarié par l'ascendant du polythéisme, dont les légendes, subversives de toute morale, corrompaient. les caractères par l'appât des plus dangereux exemples. Les successeurs de Socrate poursuivirent avec zèle l'œuvre de la réforme des mœurs; mais ils manquaient du seul moyen efficace pour l'activer et l'obtenir, de l'imprimerie.

1

M. Coray aurait pu ajouter l'absence d'un système fédératif fortement combiné, celle du régime représentatif, et l'erreur capitale des anciens, d'après laquelle l'objet exclusif d'une société libre était l'exercice des droits politiques, au préjudice. de la liberté civile et de l'industrie. Ajoutez l'influence du climat, qui a toujours donné à la nation, grecque une humeur vive, inquiète et remuante, et vous trouverez peut-être l'explication de toutes ses fautes et de tous ses malheurs.

L'auteur des Prolégomènes arrive à la question de l'orga→ nisation politique des Grecs modernes ses avis émanent de la connaissance philosophique de l'homme et de l'histoire des gouvernemens; mais, pour faire des applications plus sûres, peut-être lui manqua-t-il des données plus précises sur l'état présent de son pays. Toutefois, la théorie qui, pour être bonne

et complète, a besoin de s'appuyer sur une longue expérien→ ce pratique, me paraît devoir faire le premier fonds du portefeuille d'un homme d'état. C'est de sa hauteur que le bon sens pourra diriger la réalité des choses d'une manière large, juste et utile; opération difficile à celui qui rampe, en se bornant à la routine de l'empirisme journalier.

M. Coray explique à ses concitoyens le sens des mots, bon heur, vertu, loi, liberté; et appuyé sur l'analyse rationnelle comme sur les autorités les plus respectables de la religion et de la philosophie, il les représente comme autant de modifi cations de la justice et de la bienfaisance. C'est cet esprit qui doit présider à notre législation. Mais il ne suffit pas d'avoir de bonnes lois, il faut aussi en confier l'exécution à des hommes, vertueux. Il dit que nous les trouverons dans la classe moyenne, sans s'enquérir s'il y a réellement une classe moyenne par-, mi nous, telle qu'il l'entend. Peut-être devrait-il s'en tenir à la seule condition possible, qu'il donne lui-même plus tard. « Pour nous, au contraire, eussions-nous été autrefois inégaux, le joug de la tyrannie nous a égalisés tous. Affranchis de ce joug, nous ne devons reconnaître d'autre inégalité que celle de la vertu et des lumières, suivant laquelle les charges publiques seront données aux meilleures mains, etc,» Ces meilleures mains sont les hommes capables de sacrifier leurs propres intérêts à l'intérêt de la patrie, les hommes irréprochables dans leur vie privée, qui ne briguent pas les places, qui acceptent sans, murmurer les moindres emplois conférés par les suffrages de leurs concitoyens. Ici, il donne une idée du gouvernement représentatif. I recommande la modicité des traitemens des fonctionnaires publics, l'encouragement de l'agriculture, les exercices militaires, l'instruction, élémen taire de la jeunesse, dans laquelle il fait entrer la musique; enfin, l'organisation du clergé. A ce dernier effet, il propose la formation d'un synode suprême, indépendant du patriar

« PreviousContinue »