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M. BALLANCHE.

1814 fut une grande année, d'une influence décisive sur beaucoup d'activités et d'intelligences. Pour ceux dont le fléau de la Terreur avait ravagé la famille et contristé l'enfance; sur qui Fructidor avait passé comme un dernier nuage sombre; qui s'étaient émus aux récits de Sinnamari et avaient salué avec espérance le rétablissement du culte et des lois; pour ceux qui avaient épousé le Consulat, mais non pas l'Empire, et que cette dictature militaire comprimait comme un poids

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de plus en plus étouffant, pour ceux-là 1814 fut une joie bien légitime, une délivrance. Ce qu'il y avait d'inoui et de particulièrement merveilleux dans ces retours de royales destinées et dans ces péripéties qui, pour peu qu'on n'y opposât pas de prévention très contraire, semblaient aisément une indication de la providence, ce qu'il en sortait de dramatiques et irrésistibles effets ajoutait encore à l'explosion des sentiments et leur donnait un caractère d'enthousiasme. Tandis qu'une moitié de la France se méfiait déjà et se voilait dans ses blessures, l'autre moitié était saisie d'une véritable ivresse; et aujourd'hui, quand, après des années, on se raconte mutuellement ses impressions d'alors, il semble, à la contradiction des témoignages, qu'on n'ait vécu ni dans le même pays ni dans le même temps.

M. Ballanche est remarquable entre tous ceux qui saluèrent la Restauration comme une ère nouvelle. Il avait trente-huit ans en 1814, ayant vécu jusque-là dans l'étude, dans la rêverie, dans les affections et les souffrances individuelles, s'étant élevé naturellement à une moralité générale, douce, pieuse, plaintive, chrétienne, mais n'ayant pas approprié sa pensée à son siècle, n'ayant pas trouvé la loi, la formule de sa philosophie, n'ayant pas deviné l'énigme. Cette énigme, dont il était malade, depuis plus de dix

ans,

à son insu, s'éclaircit pour lui dans l'agitation universelle. Le sphinx redoutable de 1815, en proposant de nouveau la ténébreuse question, acheva de confirmer la réponse dans l'esprit du sage. 1814 ou 1815 fut véritablement pour M. Ballanche l'année décisive, la grande année climatérique de sa vie, le moment effectif de l'initiation, selon son langage; ce fut l'heure où, sortant de la limite des sentiments individuels et de la divagation aimable des rêveries, il embrassa la sphère du développement humain et tout un ordre de pensées sociales dont il devint l'hiérophante harmonieux et doux. Il y a une telle unité dans la carrière de M. Ballanche, l'évolution de ce beau et difficile génie est tellement spontanée dans sa lenteur, que c'est un charme infini de le suivre à travers les essais et les préparations, tandis qu'il s'ignorait encore lui-même. Son imagination, d'abord nourrie de religieuses et sentimentales lectures, et tempérant Pascal par Fénelon et par Virgile, se plaisait aux fables grecques, au monde de Pythagore, d'Orphée et d'Homère. Les initiations égyptiennes, auxquelles il n'attachait pas tout le sens que plus tard il y a vu, l'attiraient vaguement à leurs profondeurs. La noble figure d'Antigone lui souriait depuis long-temps comme une compagne d'enfance. La sensibilité du jeune homme se portait

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