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transportée par eux en Espagne, cultivée par les Italiens, avoit été agrandie et perfectionnée par un Français: mais, malgré les découvertes importantes de l'illustre Viète, malgré un pas ou deux qu'on avoit faits après lui en Angleterre, il restoit encore beaucoup à découvrir. Tel étoit le sort de Descartes, qu'il ne pouvoit approcher d'une science sans qu'aussitôt elle ne prît une face nouvelle. D'abord il travaille sur les méthodes de l'analyse pure: pour soulager l'imagination, il diminue le nombre des signes; il représente par des chiffres les puissances des quantités, et simplifie, pour ainsi dire, le mécanisme algébrique. Il s'élève ensuite plus haut: il trouve sa fameuse méthode des indéterminées, artifice plein d'adresse, où l'art, conduit par le génie, surprend la vérité en paroissant s'éloigner d'elle; il apprend à connoître le nombre et la nature des racines dans chaque équation par la combinaison successive des signes; règle aussi utile que simple, que la jalousie et l'ignorance ont attaquée, que la rivalité nationale a disputée à Descartes, et qui n'a été démontrée que depuis quelques années*. C'est ainsi que les grands hommes découvrent, comme par inspiration, des vérités que les hommes ordinaires n'entendent quelquefois qu'au bout de cent ans de pratique et d'étude; et celui qui démontre ces

Voyez les Mémoires de l'Académie des sciences, année 1741.

vérités après eux acquiert encore une gloire immortelle. L'algèbre ainsi perfectionnée, il restoit un pas plus difficile à faire. La méthode d'Apollonius et d'Archimède, qui fut celle de tous les anciens géomètres, exacte et rigoureuse pour les démonstrations, étoit peu utile pour les découvertes. Semblable à ces machines qui dépensent une quantité prodigieuse de forces pour peu de mouvement, elle consumoit l'esprit dans un détail d'opérations trop compliquées, et le traînoit lentement d'une vérité à l'autre. Il falloit une méthode plus rapide; il falloit un instrument qui élevât le géomètre à une hauteur d'où il pût dominer sur toutes ses opérations, et, sans fatiguer sa vue, voir d'un coup d'oeil des espaces immenses se resserrer comme en un point: cet instrument, c'est Descartes qui l'a créé; c'est l'application de l'algèbre à la géométrie. Il commença donc par traduire les lignes, les surfaces et les solides en caractères algébriques; mais ce qui étoit l'effort du génie, c'étoit, après la résolution du problème, de traduire de nouveau les caractères algébriques en figures. Je n'entreprendrai point de détailler les admirables découvertes sur lesquelles est fondée cette analyse créée par Descartes. Ces vérités abstraites et pures, faites pour être mesurées par le compas, échappent au pinceau de l'éloquence; et j'affoiblirois l'éloge d'un grand homme en cherchant à peindre ce qui ne

doit être que calculé. Contentons - nous de remarquer ici que, par son analyse, Descartes fit faire plus de progrès à la géométrie qu'elle n'en avoit fait depuis la création du monde. Il abrégea les travaux, il multiplia les forces, il donna une nouvelle marche à l'esprit humain. C'est l'analyse qui a été l'instrument de toutes les grandes découvertes des modernes; c'est l'analyse qui, dans les mains des Leibnitz, des Newton et des Bernoulli, a produit cette géométrie nouvelle et sublime qui soumet l'infini au calcul: voilà l'ouvrage de Descartes. Quel est donc cet homme extraordinaire qui a laissé si loin de lui tous les siècles passés, qui a ouvert de nouvelles routes aux siècles à venir, et qui dans le sien avoit à peine trois hommes qui fussent en état de l'entendre? Il est vrai qu'il avoit répandu sur toute sa géométrie une certaine obscurité: soit qu'accoutumé à franchir d'un saut des intervalles immenses, il ne s'aperçût pas seulement de toutes les idées intermédiaires qu'il supprimoit, et qui sont des points d'appui nécessaires à la foiblesse; soit que son dessein fût de secouer l'esprit humain, et de l'accoutumer aux grands efforts; soit enfin que, tourmenté par des rivaux jaloux et foibles, il voulût une fois les accabler de son génie, et les épouvanter de toute la distance qui étoit entre eux et lui (16). Mais ce qui prouve le mieux toute l'étendue de l'esprit de Descartes, c'est qu'il est le premier qui

ait conçu la grande idée de réunir toutes les sciences, et de les faire servir à la perfection l'une de l'autre. On a vu qu'il avoit transporté dans sa logique la méthode des géomètres; il se servit de l'analyse logique pour perfectionner l'algèbre; il appliqua ensuite l'algèbre à la géométrie, la géométrie et l'algèbre à la mécanique, et ces trois sciences combinées ensemble à l'astronomie. C'est donc à lui qu'on doit les premiers essais de l'application de la géométrie à la physique; application qui a créé encore une science toute nouvelle. Armé de tant de forces réunies, Descartes marche à la nature; il entreprend de déchirer ses voiles, et d'expliquer le système du monde. Voici un nouvel ordre de choses: voici des tableaux plus grands peut-être que ceux que présente l'histoire de toutes les nations et de tous les empires (17)

Qu'on me donne de la matière et du mouvement, it Descartes, et je vais créer un monde. D'abord il s'élève par la pensée vers les cieux, et de là il embrasse l'univers d'un coup d'œil; il voit le monde entier comme une seule et immense machine, dont les roues et les ressorts ont été disposés au commencement, de la manière la plus simple, par une main éternelle. Parmi cette quantité effroyable de corps et de mouvements, il cherche la disposition des centres. Chaque corps a son centre particulier, chaque système a son centre général. Sans doute

aussi il y a un centre universel, autour duquel sont rangés tous les systèmes de la nature. Mais où est-il, et dans quel point de l'espace? Descartes place dans le soleil le centre du système auquel nous sommes attachés. Ce système est une des roues de la machine; le soleil est le point d'appui. Cette grande roue embrasse dix-huit cent millions de lieues dans sa circonférence, à ne compter que jusqu'à l'orbe de Saturne. Que seroit-ce si on pouvoit suivre la marche excentrique des comètes! Cette roue de l'univers doit communiquer à une roue voisine, dont la circonférence est peut-être plus grande encore; celle-ci communique à une troisième, cette troisième à une autre, et ainsi de suite dans une progression infinie, jusqu'à celles qui sont bornées par les dernières limites de l'espace. Toutes,

par la communication du mouvement, se balancent et se contre-balancent, agissent et réagissent l'une sur l'autre, se servent mutuellement de poids et de contre-poids, d'où résulte l'équilibre de chaque système, et, de chaque équilibre particulier, l'équilibre du monde. Telle est l'idée de cette grande machine, qui s'étend à plus de centaines de millions de lieues que l'imagination n'en peut concevoir, et dont toutes les roues sont des mondes combinés les uns avec les autres.

C'est cette machine que Descartes conçoit, et qu'il entreprend de créer avec trois lois de méca

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