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attachée à son être, sans qu'il lui fût possible de l'en séparer. Il peut donc concevoir distinctement que sa pensée existe, sans que rien n'existe autour de lui. L'âme se conçoit donc sans le corps. De là naît la distinction de l'être pensant et de l'être matériel. Pour juger de la nature des deux substances, Descartes cherche une propriété générale dont toutes les autres dépendent : c'est l'étendue dans la matière; dans l'âme, c'est la pensée. De l'étendue naissent la figure et le mouvement; de la pensée naît la faculté de sentir, de vouloir, d'imaginer. L'étendue est divisible de sa nature; la pensée, simple et indivisible. Comment ce qui est simple appartiendroit-il à un être composé de parties? comment des milliers d'éléments, qui forment un corps, pourroient-ils former une perception ou un jugement unique? Cependant il existe une chaîne secrète entre l'âme et le corps. L'âme n'est-elle que semblable au pilote qui dirige le vaisseau? Non; elle fait un tout avec le vaisseau qu'elle gouverne. C'est donc de l'étroite correspondance qui est entre les mouvements de l'un et les sensations ou pensées de l'autre, que dépend la liaison de ces deux principes si divisés et si unis (14). C'est ainsi que Descartes tourne autour de son être, et examine tout ce qui le compose. Nourri d'idées intellectuelles, et détaché de ses sens, c'est son âme qui le frappe le plus. Voici une pensée faite pour éton

ner le peuple, mais que le philosophe concevra sans peine. Descartes est plus sûr de l'existence de son âme que de celle de son corps. En effet, que sont toutes les sensations, sinon un avertissement éternel pour l'âme qu'elle existe? Peut-elle sortir hors d'elle-même sans y rentrer à chaque instant la pensée? Quand je parcours tous les objets de l'univers, ce n'est jamais que ma pensée que j'aperçois. Mais comment cette âme franchit-elle l'intervalle immense qui est entre elle et la matière? Ici Descartes reprend son analyse et le fil de sa méthode. Pour juger s'il existe des corps, il consulte

par

d'abord ses idées. Il trouve dans son âme les idées générales d'étendue, de grandeur, de figure, de situation, de mouvement, et une foule de perceptions particulières. Ces idées lui apprennent bien l'existence de la matière, comme objet mathématique, mais ne lui disent rien de son existence physique et réelle. Il interroge ensuite son imagination. Elle lui offre une suite de tableaux où des corps sont représentés : sans doute l'original de ces tableaux existe, mais ce n'est encore qu'une probabilité. Il remonte jusqu'à ses sens. Ce sont eux qui font la communication de l'âme et de l'univers; ou plutôt ce sont eux qui créent l'univers pour l'âme. Ils lui portent chaque portion du monde en détail; par une métamorphose rapide, la sensation devient idée, et l'âme voit dans cette idée,

comme dans un miroir, le monde qui est hors d'elle. Les sens sont donc les messagers de l'âme. Mais quelle foi peut-elle ajouter à leur rapport? Souvent ce rapport la trompe. Descartes remonte alors jusqu'à Dieu. D'un côté, la véracité de l'Être suprême; de l'autre, le penchant irrésistible de l'homme à rapporter ses sensations à des objets réels qui existent hors de lui: voilà les motifs qui le déterminent, et il se ressaisit de l'univers physique qui lui échappoit.

Ferai-je voir ce grand homme, malgré la circonspection de sa marche, s'égarant dans la métaphysique, et créant son système des idées innées? Mais cette erreur même tenoit à son génie. Accoutumé à des méditations profondes, habitué à vivre loin des sens, à chercher dans son âme ou dans l'essence de Dieu, l'origine, l'ordre et le fil de ses connoissances, pouvoit-il soupçonner que l'âme fût entièrement dépendante des sens pour les idées? N'étoit-il pas trop avilissant pour elle qu'elle ne fùt occupée qu'à parcourir le monde physique pour y ramasser les matériaux de ses connoissances, comme le botaniste qui cueille ses végétaux, ou à extraire des principes de ses sensations, comme le chimiste qui analyse les corps? Il étoit réservé à Locke de nous donner sur les idées le vrai système de la nature, en développant un principe connu par Aristote et saisi par Bacon, mais dont

Locke n'est pas moins le créateur, car un principe n'est créé que lorsqu'il est démontré aux hommes. Qui nous démontrera de même ce que c'est que l'âme des bêtes? quels sont ces êtres singuliers, si supérieurs aux végétaux par leurs organes, si inférieurs à l'homme par leurs facultés ? quel est ce principe qui, sans leur donner la raison, produit en eux des sensations, du mouvement et de la vie? Quelque parti que l'on embrasse, la raison se trouble, la dignité de l'homme s'offense, ou la religion s'épouvante. Chaque système est voisin d'une erreur; chaque route est sur le bord d'un précipice. Ici Descartes est entraîné, par la force des conséquences et l'enchaînement de ses idées, vers un système aussi singulier que hardi, et qui est digne au moins de la grandeur de Dieu. En effet, quelle idée plus sublime que de concevoir une multitude innombrable de machines à qui l'organisation tient lieu de principe intelligent; dont tous les ressorts sont différents, selon les différentes espèces et les différents buts de la création; où tout est prévu, tout combiné pour la conservation et la reproduction des êtres; où toutes les opérations sont le résultat toujours sûr des lois du mouvement; où toutes les causes qui doivent produire des millions d'effets sont arrangées jusqu'à la fin des siècles, et ne dépendent que de la correspondance et de l'harmonie de quelque partie de matière? Avouons-le,

ce système donne la plus grande idée de l'art de l'éternel géomètre, comme l'appeloit Platon. C'est ce même caractère dè grandeur que l'on a retrouvé depuis dans l'harmonie préétablie de Leibnitz, caractère plus propre que tout autre à séduire les hommes de génie, qui aiment mieux voir tout en un instant dans une grande idée, que de se traîner sur des détails d'observations et sur quelques vérités éparses et isolées.

Descartes s'est élevé à Dieu, est descendu dans son âme, a saisi sa pensée, l'a séparée de la matière, s'est assuré qu'il existoit des corps hors de lui. Sûr de tous les principes de ses connoissances, il va maintenant s'élancer dans l'univers physique; il va le parcourir, l'embrasser, le connoître: mais auparavant il perfectionne l'instrument de la géométrie, dont il a besoin. C'est ici une des parties les plus solides de la gloire de Descartes; c'est ici qu'il a tracé une route qui sera éternellement marquée dans l'histoire de l'esprit humain. L'algèbre étoit créée depuis long-temps. Cette géométrie métaphysique, qui exprime tous les rapports par des signes universels, qui facilite le calcul en le généralisant, opère sur les quantités inconnues comme si elles étoient connues, accélère la marche et augmente l'étendue de l'esprit en substituant un signe abrégé à des combinaisons nombreuses; cette science, inventée par les Arabes, ou du moins

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