ÉTUDE BIOGRAPHIQUE SUR NICOLAS BACHELIER Par M. B. LAVIGNE (1). MESSIEURS, Je viens solliciter de votre extrême obligeance un moment d'indulgente attention. J'ai à vous entretenir d'un artiste toulousain du seizième siècle qui a eu la rare fortune de donner son nom à une rue de notre ville et de figurer dans la galerie de nos hommes illustres. Cet artiste s'appelait Nicolas Bachelier. Peu de nos concitoyens ont, en effet, joui d'une réputation artistique égale à la sienne. C'est une de nos gloires les plus populaires. Il n'y a pas à Toulouse un artiste, un connaisseur, un homme un peu lettré, pas même un ouvrier intelligent qui ne parle, avec autant d'enthousiasme que d'admiration, du grand sculpteur Nicolas Bachelier et qui ne lui attribue toutes les belles sculptures de nos monuments civils et religieux de la Renaissance. On n'exhume pas du sol, du réduit obscur d'une cave ou d'un galetas un morceau de bas-relief ou de statue de quelque mérite sans qu'on s'écrie: Ce doit être de Bachelier! Sans être animé de l'esprit local exagéré dont nos annales donnent de si singuliers exemples, j'avoue que je partageais, il n'y a pas longtemps encore, cet enthousiasme et cette admiration. Aujourd'hui, je me demande si Nicolas Bachelier était bien réellement un sculpteur? (1) Lue dans la séance du 3 juillet 1879. Permettez-moi, Messieurs, de vous exposer très brièvement les motifs qui font que je me pose cette question. Au dire de la Biographie toulousaine, Nicolas Bachelier serait né à Toulouse, vers 1485, d'une famille originaire de Lucques, mais établie depuis longtemps dans notre ville. Après avoir parcouru l'Italie et passé plusieurs années dans l'atelier de Michel-Ange, il regagna sa ville natale en 1510 et y opéra une révolution dans la sculpture et l'architecture, en y important le faire et le goût de la renaissance italienne. Sa première œuvre fut un triomphe et lui assura la suprématie sur tous ses concurrents. Dès ce moment, le chapitre de la cathédrale, les communautés religieuses, les magistrats municipaux et même les particuliers se le disputèrent. Il exécuta successivement des maitre autels pour Saint-Etienne, la Dalbade, Saint-Nicolas et les Pères de la Trinité. Il fit aussi un saint-sépulcre pour une chapelle de l'église de la Dalbade et des sculptures remarquables pour l'église des Cordeliers, notamment un grand bas-relief de la naissance du Sauveur. Toutes ces œuvres ont été détruites; il n'en reste plus rien; mais on peut admirer encore les belles sculptures dont il orna les hôtels Lasbordes et Bernuy, le portail de l'hôtel Felzens, la porte de la Commutation, celles de Saint-Sernin, de la Dalbade et de l'Hôtel de ville, où est la statue d'Henri IV. Il exécuta, enfin, la statue de bronze qui couronnait le donjon du Capitole. D Tel est le langage de la Biographie toulousaine, qui n'est qu'une reproduction amplifiée de Dupuy-du-Grez, affirmant et précisant ce que cet écrivain avait laissé d'indécis, de douteux. Voici, en effet, comment Dupuy-du-Grez s'exprime à la page 27 de son Traité sur la peinture: Tous ces ouvrages sont de la main ou du dessin de Nicolas Bachelier qui était, à ce qu'on m'a assuré, originaire de Lucques. Pusieurs ont pour⚫tant cru qu'il était Toulousain. Il travailla avec Michel-Ange. » Etant enfin venu ou revenu à Toulouse, il exécuta les maître⚫ autels de Saint-Etienne, de la Dalbade, etc. » D Il y a loin, comme vous le voyez, Messieurs, de ces termes vagues, on m'a assuré, venu ou revenu, de la main ou du dessin, au ton affirmatif de l'auteur de la Biographie. On voit, on sent que Dupuy-du-Grez n'est pas sûr de ce qu'il avance; qu'il écrit sur des traditions, des ouï-dire, ce qui ne l'empêche pas de s'écrier, quelques lignes plus bas : « Les ouvrages de Bache»lier sont les plus beaux ornements de notre ville et comme » les règles de cet art parmi nous. Y a-t-il rien de mieux imaginé que l'autel de la paroisse Saint-Etienne où, pour représenter en ronde-bosse la mort de la Vierge, mère de Dieu, > l'ouvrier a fait un corps d'architecture qui règne dans toute » l'étendue de l'autel et des deux crédences, etc., etc. Nous verrons bientôt que cet autel était placé et consacré depuis plus d'un siècle avant Bachelier. Puis Dupuy-du-Grez ajoute : « Je D D D D D dois citer encore les belles sculptures de Bachelier de l'église » des Cordeliers. On y distingue sur tout le reste un grand demi-relief de la naissance du Sauveur, et cette pièce est incomparable pour le dessin, l'expression et l'ordonnance. » Les figures y sont grandes comme le naturel. Les petites figu» res des évangélistes et des pères de l'Eglise sont encore merveilleuses; mais les deux larrons de la passion de Jésus» Christ cloués en croix, grands comme nature, ne sont pas de » lui, suivant que je l'ai appris des connaisseurs. Ils sont pourtant de fort bonne main. » L'aveu est précieux. Dupuydu-Grez conclut en ces termes : « Le goût de l'art et la » connaissance de ses œuvres nous viennent de Bachelier qui nous a laissé des leçons immortelles du bon goût que nous avons toujours conservé, depuis que cet excellent homme fut envoyé comme du ciel pour bannir la manière gothique de »notre ville; de sorte qu'on peut le considérer comme l'auteur » d'une école deçà les monts et comme le premier qui a porté » la bonne manière parmi nous. » D D D D On ne saurait être plus élogieux et je conviens qu'il est difficile, après cette lecture, de ne pas considérer Nicolas Bachelier comme un grand sculpteur et un grand artiste. Mais j'ai vainement cherché dans les écrivains locaux contemporains les traces de tous ces faits et de l'enthousiasme provoqué par les ouvrages de Nicolas Bachelier. Je n'en ai pas trouvé le plus petit indice, et nul ne parle de la révolution artistique qu'il aurait opérée dans notre ville. Il faut arriver à Lafaille, D c'est-à-dire au milieu du dix-septième siècle, pour savoir que, cent ans auparavant, il y avait à Toulouse un sculpteur du nom de Bachelier. Voici ce qu'il dit à la page 63 du second volume de ses Annales: « Il y avait en ce temps-là à Toulouse » trois frères, nommés les Bachelier, qui excellaient chacun » dans leur art. L'un était un fameux sculpteur à qui l'on a jugé devoir donner une place dans la galerie des hommes > illustres; l'autre travaillait le fer, et le troisième était orfèvre. » Les deux premiers ont laissé quantité d'ouvrages qui sont » tous estimés des curieux. On n'a du troisième que la châsse de Saint-George qui est dans l'église Saint-Sernin. Cette D D D > châsse est un chef d'œuvre de l'art. La statue de bronze du donjon du Capitole est du sculpteur et la crête en fer forgé » du serrurier. Cette statue couronne aujourd'hui la colonne de la place Dupuy, près la Halle aux grains. Il est à remarquer, Messieurs, que Lafaille ne dit pas un mot de l'Italie, de Lucques, de Michel-Ange, ni des triomphes artistiques de Bachelier, dont il ne donne pas même le prénom, ce qui rend la confusion facile entre les trois frères et permet d'attribuer à l'un ce qui appartient à l'autre. C'est pourtant là l'origine, la source de la légende artistique de Nicolas Bachelier créée par Dupuy-du-Grez sur des on-dit, des traditions sans preuves. Lafaille ne donne pas d'autres détails sur les trois Bachelier et ne désigne pas les nombreux ouvrages sortis de leurs mains. Personne, après lui, n'a parlé du serrurier et de l'orfèvre. Un oubli profond enveloppe leur nom et leur mémoire. Il est vrai que Dupuy-du-Grez, dans l'ouvrage précité, combat l'opinion de Lafaille; il déclare que, d'après des renseignements pris auprès de personnes qui avaient connu la > famille de Bachelier, par alliance, cet artiste n'avait point de » frère à Toulouse, où il ne laissa qu'un fils, Dominique, archi»tecte. » Cet écrivain attribue l'erreur de Lafaille à ce que Nicolas Bachelier fournissait des dessins aux serruriers et aux orfèvres pour les travaux d'art. Ces raisons me paraissent aussi singulières que peu concluantes. Je ne chercherai pourtant pas à résoudre cette question, je n'en ai ni les moyens ni la compétence. Mais je me permettrai de vous faire observer, D a Messieurs, que Nicolas Bachelier avait, de son vivant, à Toulouse, au moins deux homonymes, Louis et Géraud Bachelier, sculpteurs. Leur nom figure, sous cette désignation, sur l'état des dépenses faites, en 1564, pour la réception solennelle du roi Charles IX dans notre ville. Le premier gagnait 48 sols par jour, ce qui ferait plus de 20 francs de notre monnaie, et le second 15 sols, soit 6 fr. 50 environ Cette différence énorme entre le salaire de ces deux sculpteurs est une preuve évidente de la supériorité de Louis. Lafaille prétend que tous les travaux d'art faits à cette occasion furent dirigés par Bertin et surtout par Nicolas Bachelier, architectes. Nous verrons bientôt que c'est là une erreur ou tout au moins une substitution de prénom en ce qui concerne Nicolas Bachelier, puisqu'il était mort depuis huit ans à cette époque. L'associé de Bertin dans la direction de ces travaux ne put être que Louis Bachelier, qui figure dans les états de dépense dont je viens de parler; mais Estienne Bertin comme Louis Bachelier étaient sculpteurs et non architectes. Ce fait prouve combien il faut être prudent avant d'accepter les dires et affirmations des écrivains, même les plus sérieux. Tel est le Nicolas Bachelier de Lafaille, de Dupuy-du-Grez, de la Biographie toulousaine et de tous les écrivains locaux qui les ont servilement copiés depuis le dix-septième siècle jusqu'à nos jours. Voici maintenant le Nicolas Bachelier de Noguier, de Catel et des Trésoriers de l'Hôtel de ville, ses contemporains. On lit ce qui suit à la page 23 de l'Histoire tolosaine d'Antoine Noguier, au sujet du château Narbonnais, que Nicolas Bachelier était en train de faire démolir: « Entre autres choses, > le château Narbonnais avait deux grosses tours, l'une regar dant le midi, l'autre le septentrion, lesquelles ont été trou› vées, en les démolissant, fabriquées de terre ferme, de terre cuite, de cailloux, ensemble joints à force de chaux vive, et de grosses pierres de taille ayant plutôt apparence de dépouilles, reliques et vestiges d'autres bàtiments que d'avoir été faites à propos. Leur entre-deux était de même que le |