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bon marché. La hausse même des salaires ne mettrait fin au paupérisme qu'à la condition d'être accompagnée d'une réforme profonde dans les mœurs. Les salaires actuels, employés avec intelligence et surtout avec probité, suffisent à la rigueur pour assurer le nécessaire à une famille, toutes les fois qu'elle n'est pas atteinte par la maladie ou la crise. Chose terrible, le pain manque plus souvent, dans les ménages d'ouvriers, par la faute du père que par la faute de l'industrie. Dans la seule journée du lundi, le cabaret absorbe le quart de l'argent gagné dans la semaine, peut-être même la moitié, et les ouvriers les mieux payés, qui pourraient vivre à l'aise, et faire vivre honorablement une famille, sont presque partout les plus adonnés à l'ivrognerie. C'est l'ordre et le travail, plus encore que le bon salaire, qui assurent le bien-être. Ainsi le mal est surtout un mal moral; et le problème à résoudre est celui-ci : sauver l'ouvrier par lui-même. Il y a un plus grand service à lui rendre que de lui donner du travail et de l'argent, c'est de lui inspirer l'amour du travail et le goût de l'économie. Si jamais l'atelier est plein et le cabaret vide, la misère sera vaincue. Tous les autres biens viendront par surcroît.

Mais cette réforme morale est à la fois plus désirable et plus difficile que la réforme industrielle; non pas que la nature des ouvriers ne soit affectueuse, expansive, capable de tous les dévouements et de tous les enthou

siasmes. Il n'est personne, parmi ceux qui les ont vus›› de près, qui ne sache ce que vaut leur cœur, avec quel.. héroïsme ils partagent aux plus pauvres leur salaire durement gagné, leur misérable abri, leur pain trop sou→ vent insuffisant. Ils sont, si on peut le dire, tout prêts: pour les affections domestiques: la difficulté est de ramener l'épouse et la mère dans la maison. La loi, l'in-h dustrie, les besoins matériels de la famille, les femmes elles-mêmes, tout y résiste. Il est également impossible. d'ôter aux femmes un droit naturel, à l'industrie plus! de la moitié des bras dont elle dispose, aux ménages. un surcroît de ressources devenu chaque jour plus indispensable. Les familles ont beau souffrir, et souffrir cruellement de l'absence des femmes les enfants ont faim, la mère se dévoue. Qui n'a entendu des mères tendres et intelligentes, mais pressées par le besoin, sel plaindre des rigueurs de la loi qui défend de livrer les enfants aux manufactures avant huit ans révolus? Enfin, *> quand une femme n'a ni revenu, ni famille, ni éducation, nitalent, il est presque matériellement impossible que la couture la nourrisse, tandis que la fabrique lui? donne un travail moins fatigant, et un salaire relativement très-élevé. Il ne s'agit donc pas d'un mal éphé‐...... mère, mais d'un mal persistant, durable, qui ne peut que s'accroître; ni d'un de ces désordres qu'on attaque de front et qu'on détruit coûte que coûte, mais d'une ́ ́ transformation à la fois douloureuse et bienfaisante,

qui menace les mœurs et répand un peu dé bien-être, qui donnera peut-être un jour quelque superflu à des milliers de familles condamnées aujourd'hui à manquer du nécessaire. Puisque l'augmentation directe des salaires et le retour des femmes dans la famille, puisque ces deux grandes mesures de salut public, qui seules détruiraient le mal dans sa racine, nous échappent également, il faut se résigner à faire le bien par le perfectionnement des anciennes méthodes, ce qui revient à dire, pour parler franchement, qu'on peut plutôt atténuer le mal que le détruire, ou qu'on ne le détruirà que par de longs et persévérants efforts.

Cette conclusion est navrante. Le spectacle même de la misère fait moins de mal. Mais pourquoi rêver, pourquoi s'étourdir? S'il y a une question au monde dans laquelle il soit nécessaire de voir clair et de ne pas se payer de mots, c'est celle-ci; c'est une question de vie ou de mort. Oui, le mal est affreux; non, il n'y a pas de remède souverain, de remède unique; il n'y a pas à compter sur une de ces découvertes qui changent une situation de fond en comble et comme par un coup de foudre. Faut-il se fermer les yeux pour cela? ou renoncer à faire du bien parce qu'on ne peut ni en faire assez ni le faire assez vite? Ce découragement serait aussi coupable que les vaines et présomptueuses espérances qui ont fait tant de mal, et qui avaient au moins une origine généreuse. Au contraire, il faut re

doubler d'énergie et de pitié. Que la charité, qui éparpille ses trésors, qui les perd, qui les répand quelquefois au détriment de ceux qu'elle croit soulager, n'abandonne plus au hasard, aux inspirations d'une pitié aveugle, ses ressources et son dévouement. Qu'elle adopte pour principe que le seul, le vrai service que l'homme puisse rendre à l'homme, est de mettre ceux qui souffrent en état de devenir eux-mêmes les instruments de leur propre salut; et qu'elle concentre toutes ses espérances et toutes ses forces sur la reconstitution de la famille. Puisque nous ne pouvons faire cesser de haute lutte le travail des femmes dans les manufactures, par quels moyens la famille sera-t-elle reconstituée ? Donnons-lui d'abord un nid où elle puisse vivre; c'est de beaucoup le plus pressé et le plus nécessaire. Dans l'état actuel, nous n'avons à opposer aux cabarets que des greniers ouverts à tous les vents, sans feu, sans lit, sans propreté; logements homicides, où la santé est presque un miracle. Etait-il donc si difficile de faire des maisons pour les ouvriers? Dans la moitié des villes de fabrique, ces taudis infâmes rapportent 8 pour 100 à leurs propriétaires; à Mulhouse, les cités ouvrières, qui sont des merveilles, rapportent 4 1/2 pour 100; donc elles n'ont rien coûté. En établissant dans les quartiers populeux, des lavoirs et des bains publics, on facilitera les soins de la propreté et de l'hygiène, non pas à peu de frais, mais sans frais. Si le terrain ne coûte

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pas cher, on ajoutera un jardin à la maison, pour achever de la rendre agréable et confortable. Il est vrai qu'après avoir construit à l'ouvrier un logement, nous ne tirerons pas un sac d'argent de quelque trésor mystérieux pour le lui mettre dans la main; et cependant il est presque certain que, par ce seul fait d'habiter une bonne chambre au lieu d'une caverne, la famille va se trouver enrichie il suffira pour cela que le père se plaise dans sa maison et fréquente moins le cabaret. Songez que les cabarets absorbent chaque semaine le tiers de tous les salaires; et il faudrait dire plus de la moitié, si l'on comptait les forces diminuées, la vie abrégée. C'est pour compenser ces quinze ou vingt francs jetés à l'orgie à chaque jour de paye, que la mère déserte le berceau du nouveau-né, que l'enfant de huit ans travaille et languit dix heures par jour dans la manufacture. Si, par la réforme des logements, nous parve'nons à ramener l'ouvrier chez lui, nous lui donnons en réalité, nous rendons à la famille cet argent que le maître a payé, que les ouvriers ont gagné, et que les cabarets engloutissent. Ce n'est pas tout que d'embellir et d'assainir la maison, il faut du pain sur la huche. Puisque la recette est modique, même après que le cabaret a lâché sa proie, rendons au moins la dépense intelligente. Associons les petits budgets pour en faire un gros, et nous échapperons ainsi à cette terrible conséquence de la misère, qui oblige le pauvre à acheter à

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