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saire à la constitution d'une société féodale; mais personne assurément ne peut le considérer comme favorable au développement des vertus domestiques. Cette inégalité entre les frères est une longue et déplorable victoire de la politique sur la nature. Restent donc les réserves assurées aux enfants, et qui sont, il faut en convenir, une restriction du droit de propriété, puisqu'elles empêchent le père de disposer librement de ses biens. Mais ces réserves mêmes, sans lesquelles l'égalité établie entre les enfants pour les droits successoraux ne serait souvent qu'une lettre morte, ne sauraient être combattues ni au nom de la famille, dont elles augmentent la solidarité, ni au nom de l'autorité paternelle. Un père ne doit pas régner par la terreur. Il faudrait plaindre ceux qui compteraient sur un pareil moyen pour assurer l'obéissance filiale, pour relever et fortifier la famille.

Mais si ces reproches trop souvent adressés à la société moderne sont contestables ou chimériques, il est une cause de relâchement bien autrement certaine, bien autrement grave, qui devrait frapper tous les yeux, et qui, si on n'y prend garde, menace de troubler et de pervertir profondément la société : c'est la dissolution, én quelque sorte fatale, des fa

petites marques avec peu d'effet. » Guy Coquille, Inst. au droit franç. de l'état des personnes. Cf. M. Demolombe, Cours de Code Napoléon, t. VI, p. 202 sqq.

milles d'ouvriers opérée par les progrès croissants de la grande industrie. Chaque jour on voit tomber un petit métier et s'élever une fabrique; et chaque fabrique appelle à elle un nombreux personnel féminin, parce que les femmes coûtant moins cher que les hommes, il est naturel qu'on les préfère partout où elles suffisent. Or, il tombe sous le sens, que si la mère de famille est absente de sa maison quatorze heures par jour, il n'y a plus de famille.

Faut-il s'opposer, coûte que coûte, aux progrès du mal? Faut-il le subir comme une nécessité de notre temps et se borner à chercher des palliatifs? C'est un problème d'autant plus difficile à résoudre qu'il intéresse à la fois la morale, la législation et l'industrie.

Les esprits absolus, qui se portent toujours aux extrémités, demandent que les femmes ne soient astreintes à aucun travail mercenaire. Diriger leur maison, plaire à leur mari, élever leurs enfants, voilà, suivant eux, toute la destinée des femmes. Ils ont, pour soutenir leur opinion, des raisons de deux sortes. Les unes, que l'on pourrait appeler des raisons poétiques, roulent sur la faiblesse de la femme, sur ses grâces, sur ses vertus, sur la protection qui lui est due, sur l'autorité que nous nous attribuons, et qui doit être compensée et légitimée par nos sacrifices; ces sortes de raisons ne sont pas les moins puissantes pour convaincre les femmes

elles-mêmes et cette autre partie de l'humanité qui adopte volontiers la manière de voir des femmes, et ne connaît encore la vie que par ses rêves et ses espérances. Des raisons d'un ordre plus élevé se tirent des soins de la maternité et de l'importance capitale de l'éducation, car il faut un dévouement de tous les instants pour surveiller le développement de ces jeunes plantes d'abord si frêles, pour former à la science austère de la vie ces âmes si pures et si confiantes, qui reçoivent d'une mère leurs premiers sentiments avec leurs premières idées, et qui en conserveront à jamais la douce et forte empreinte.

Cette théorie, comme beaucoup d'autres, a une apparence admirable; mais elle a plus d'apparence que de réalité. De ce que le principal devoir des femmes est de plaire à leurs maris et d'élever leurs enfants, il n'est pas raisonnable de conclure que ce soit là leur seul devoir. Nous tombons à cet égard dans les contradictions les plus déplorables, car nous condamnons les femmes du peuple à périr par l'excès du travail, et les femmes du monde à périr par l'excès de l'oisiveté. Dans les familles riches, les hommes et les femmes sont d'accord qu'à l'exception des devoirs de mères de famille, les femmes n'ont rien à faire en ce monde; et comme pour la plupart d'entre elles cette unique occupation, même consciencieusement remplie, laisse en

core vacantes de longues heures, elles se soumettent scrupuleusement au supplice et au malheur de l'oisiveté, atrophiant leur esprit par ce régime contre nature, exaltant et faussant leur sensibilité, tombant par leur faute dans des affectations puériles et dans des langueurs maladives qu'un travail modéré leur épargnerait. Ce préjugé est poussé si loin qu'il y a telle famille bourgeoise dont le chef se condamne à un labeur obstiné pour gagner tout juste le nécessaire, tandis que sa femme, épouse vertueuse, tendre mère, capable de dévouement et de sacrifice, passe son temps à faire des visites, à jouer du piano et à broder quelque collerette. C'est à Lyon particulièrement que cette oisiveté des femmes de la bourgeoisie est complète : non-seulement les femmes des fabricants n'aident pas leurs maris dans leurs comptes, dans leur correspondance, dans la surveillance de leurs magasins, comme cela se fait avec beaucoup d'avantages dans les autres industries; mais elles demeurent ignorantes du mouvement des affaires au point de ne pas savoir si l'inventaire de l'année. les ruine ou les enrichit. C'est bien peu respecter les femmes, c'est en faire bien peu de cas, que de perdre ainsi volontairement ce qu'elles ont d'esprit d'ordre, de bon goût, de rcctitude morale, disons même de disposition à l'activité : car les femmes, quand nos préjugés ne les gâtent point, aiment le

travail; elles sont industrieuses; ces mollesses et ces langueurs où nous voyons tomber leurs esprits et leurs organes leur viennent de nous et non pas de la nature. Même pour la seule tâche dont elles sont encore en possession, pour la tâche d'élever leurs filles et de commencer l'éducation de leurs fils, croit-on qu'elles y soient propres, quand elles ne donnent point l'exemple d'une activité sagement dirigée, quand leur esprit manque de cette solidité que peuvent seuls donner le contact des affaires et l'habitude des réflexions sérieuses? Admettons que les femmes soient aussi frivoles qu'on le prétend, ce qui est loin d'être établi on ne comprendra jamais quel intérêt la société peut avoir à entretenir, à développer cette frivolité, et pourquoi notre monde affairé et pratique s'efforce de conserver aux femmes le triste privilége d'une vie à peu près inoccupée.

Il est triste d'avoir à constater que, si les femmes riches ne travaillent pas assez, en revanche la plupart des femmes pauvres travaillent trop. C'est pour elles que les soins du ménage sont pénibles et absorbants. Il y a certes une grande différence entre donner des ordres à une servante ou être soi-même la servante; entre surveiller la nourrice, la gouvernante, l'institutrice, ou suffire, sans aucun secours, à tous les besoins du corps et de l'esprit de son enfant. Les heureux de ce monde, qui se contentent de se

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